L’événement de l’automne littéraire est à coup sûr la parution, dans la collection « Bouquins », du Journal intégral de Julien Green. Intégral, qu’est-ce à dire ? Le journal de Green est bien connu depuis longtemps, publié volume après volume par l’auteur lui-même et canonisé par une monumentale Pléiade. Qu’y aurait-il donc à lire qu’on n’ait pas encore lu ? Beaucoup ! On se doutait un peu, à vrai dire, que ces carnets si bien tenus, si convenables, parfaits pour le cadeau de Noël de l’oncle Gontran ou de la cousine Germaine, ne disaient pas tout à fait tout des jours et des nuits de Green. De là à imaginer que le fils prodigue avait tenu le compte exact de ses brèves conjonctions dans les tasses du Trocadéro, de ses feuilles de rose et de ses extases, solitaires ou collectives, il y avait toutefois du chemin. Ce qui avait été laissé de côté dans la première version, parfaitement identifiable dans la typographie de la nouvelle édition, n’est pas loin de doubler le volume du texte (1 300 pages pour le t. I, libellé 1919-1940 mais qui couvre en fait pour l’essentiel les années 1930). Encore l’adjectif «intégral» pourrait-il se discuter, puisque les grands ciseaux d’Anastasie sont passés avant les savants éditeurs de 2019, maniés par Green lui-même ou par son fils adoptif, on ne sait : d’où bien des points de suspension, qui ne sont pas de pudeur mais de lacunes. On leur trouve parfois du charme, comme dans ces vieux romans libertins où on laisse le lecteur imaginer l’épilogue ; souvent ils irritent, empêchant toute lecture fluide. Ces coupes sont d’autant plus paradoxales que Green, malgré ses repentirs et ses pieux ralliements, tenait mordicus à ce que l’on connût après lui la version complète de son journal. Il avait même songé un temps à le léguer à l’Institut de Magnus Hirschfeld à Berlin ! Conscience d’être un cas pathologique digne d’étude, ou théatralisation un peu baroque du statut de grand pécheur devant l’Éternel, chez ce dévot résolument antimoderne qui a sa tombe dans une église autrichienne ? Tout cela et d’autres choses encore, sans doute, qui évitent en tout cas au lecteur d’aujourd’hui la désagréable sensation de forcer le tiroir d’un mort.
Parmi les nombreuses questions que pose ce précieux document figure celle du rôle de l’image dans la construction d’un imaginaire homoérotique avant la diffusion massive du sexe directement figuré. «Grand-oncle, comment faisaient les gays avant Tumblr?» (comme ne demanderont pas nos arrière-neveux, Tumblr ayant été repris par les cousins puritains de Julien Green). Le jeune homme qui découvre sa sexualité après la Première guerre mondiale livre ici une réponse aussi surprenante pour nous que les moeurs des Trobriandais : il va au musée. L’oeuvre d’art, presque intégralement désérotisée désormais par la concurrence de l’image explicite, conservait il y a un siècle un pouvoir de suggestion capable de modeler des vies entières de passion. Dans le cas de Green, il s’agit même du type d’oeuvres le plus vieilli à nos yeux : la grande sculpture héroïque antique ou antiquisante. Le vieux parallèle entre le marbre et la chair, que nous croyons tout juste bon à rendre compte de sonnets hors d’âge, gardait pour lui une valeur existentielle brûlante. « Au British Museum, regardé les statues grecques. Cet art est en grande partie responsable de ce que je suis, de mes goûts. » Et à propos des antiques du Louvre : « je ne les vois jamais sans me mettre aussitôt à bander. (…) Mes premiers amants ont été des Hermès et des Bacchus de marbre ». Même le brave Rude, par proximité lexicale peut-être, lui met « la queue raide » – il faut dire qu’il s’agit du juvénile Mercure, qui n’effarouche pas un Green tout à fait indifférent à nos âges-limites, même s’il est moins entreprenant que son ami Gide.
Il est frappant que cet obsédé exclusif des garçons puisse placer très haut des échos artistiques de Lesbos : ne songe-t-il pas à acheter les Dormeuses de Courbet ? Seule la difficulté à placer dans son salon une pièce aussi tonitruante le retient. Car Julien Green, grand bourgeois aisé par héritage familial et par succès littéraire, est collectionneur. Il fréquente Christian Bérard, alors en pleine gloire, qui fait son portrait ; il rencontre le si talentueux Tchelitchev ; il est l’un des premiers acheteurs de Dali, qu’il admire. On le croise à l’occasion en compagnie d’artistes dont les dessins ne sont diffusés que sous le manteau, comme cet illustrateur méconnu de Genet, Roland Cailleaux, chez qui il trousse quelques jeunes proies en 1936. Lui-même est producteur d’images: il dessine – des croquis obscènes et masturbatoires que l’on ne trouvera pas dans l’édifiant Album de la Pléiade – et il photographie, développant lui-même pour pouvoir saisir librement la chair glorieuse de ses amants. Autre chose, on l’avouera, que les photographies de vacances dont Green gratifiait ses lecteurs à la fin de sa vie, et qui furent même exposées.
Soyons honnête : s’en tenir là, tout justifié que ce puisse être par le succès de scandale, ne rendrait pas compte de la sensibilité artistique d’un amateur dont la liberté d’oeil et de pensée laisse rêveur. Green se nourrit véritablement d’images. Au fil de ses nombreux voyages, il ne manque jamais de passer du temps dans les musées, où ses notes indiquent une culture visuelle particulièrement étendue et une vraie compétence technique, consituées au gré de lectures assidues (Ruskin ou Gilet, mais aussi Berenson). Déjeunant à Londres chez Courtauld, il en profite pour admirer le Bar aux Folies-Bergères. À Paris, non seulement il ne manque aucune exposition, mais il voit et revoit : dix visites à l’exposition Delacroix de 1930 ! Rien de ce qui compte ne lui échappe : on le trouve devant les « Peintres de la réalité » en 1934 comme à la rétrospective Greco de 1936 (déjà !), sans négliger les contemporains, au premier rang desquels Picasso, qu’il découvre en 1932 avec un Gide circonspect… Mais son domaine est assurément le Louvre, un Louvre facile d’accès, souvent solitaire, dont il peut noter en toute exactitude en 1931 : « je vais au Louvre presque tous les jours depuis plusieurs années. Ma dette envers ce musée est infinie ». Aussi variés que soient ses intérêts, incluant évidemment un torse grec (que l’on pouvait encore caresser, en octobre 1930, sans faire sonner le tocsin), ses pas le ramènent constamment devant les Primitifs italiens, et notamment les Siennois, pour lesquels il a un goût très vif. « La Sienne du XVe siècle sera toujours la patrie de ceux qui se sentent en exil dans leur temps. »
En exil dans son temps, Julien Green est-il donc chez lui dans le nôtre ? Ce Journal intégral va-t-il contribuer à lui rendre une place vive parmi les auteurs qui existent autrement qu’au programme des concours ? Il faut bien avouer que Green romancier a terriblement vieilli. Ses best-sellers d’avant-guerre sont si bien faits pour fournir des extraits au Lagarde & Michard qu’il faut beaucoup de courage, pas toujours récompensé, pour s’y replonger; les sudisteries de la vieillesse n’ajoutent rien à sa gloire, c’est le moins qu’on puisse dire. Moïra, sans doute, serait plus apte à trouver un public, et le théâtre aussi (Sud) s’il était encore joué. Dans le journal, les amateurs de potins littéraires feront ample marché. Gide est constamment présent, Cocteau aussi, et le pauvre Mauriac, «un des plus médiocres de l’épouvantable milieu littéraire parisien» – un jugement qui méritera de faire pendant au célèbre discours académique où, quarante ans plus tard, Green béatifie son prédécesseur. « La Revue des deux mondes est tout juste assez bonne pour mon cul » : cette évaluation indiscutable et franchement troussée étonne en bien. Mais personne n’est parfait, et Green de trouver Malraux, cette baderne surfaite, intelligent, alors qu’il croit pouvoir évacuer Céline d’un mot de mépris… Reste le génie des atmosphères ; un vieux château en Boulonnais, une plantation de Virginie en plein hiver, Rome au printemps entre villas et ragazzi (des pages étincelantes qui devraient figurer dans toutes les anthologies de la Ville) : c’est là que Green est à son meilleur. Et puisque scandale il y a, en pornographie, est-il bon ? Pas toujours. Il a le plaisir triste, et le lecteur lui en veut de ce permanent post coitum scriptor tristis. Que n’a-t-il envoyé par dessus les moulins l’austère Jésuite qui l’avait converti ? Un libertin a besoin d’être dirigé par un abbé de cour, italien de préférence ; cela aura toujours manqué à Julien Green. Il lui arrive toutefois d’oublier sa bonne éducation, son appartement si bien meublé, son omniprésente soeur, son cher et fade Robert, sa métaphysique brumeuse… Il est à Munich, il tourne autour du Faune Barberini et il écrit : « on croit sentir l’odeur de ses couilles ». Pour de telles phrases, il sera beaucoup pardonné à Julian Hartridge Green.
Julien Green, Journal intégral, I : 1919-1940, édité par Guillaume Fau, Alexandre de Vitry et Tristan de Lafond, Paris, Robert Laffont, 2019 (« Bouquins »), 1376 p., 32 e. // Photos DR.