Vers le postmodernisme : l’émulation des artistes du Coenties Slip

Vers le postmodernisme : l’émulation des artistes du Coenties Slip
Jasper Johns, "Three Flags", 1958, © Jasper Johns / Sous licence VAGA chez Artists Rights Society (ARS), New York.
Personnalités  -   Artistes

De la fin des années 1950 au début des années 1960, le quartier du Coenties Slip, situé près des docks à la pointe sud de Manhattan, est le lieu de vie d’un groupe d’artistes, qui, chacun à sa manière, fait évoluer l’histoire de l’art américain de l’expressionnisme abstrait vers le postmodernisme. Parmi eux, Ellsworth Kelly, Jack Youngermann, Robert Indiana, Agnes Martin, Lenore Tawney, Jasper Johns, Chryssa Vardea-Mavromichali et Robert Raushenberg.

Dans ce secteur de New York en pleine mutation (une partie des entrepôts liés au commerce maritime est démantelée pour construire des gratte-ciel), les rues sans commerces sont dangereuses. Les artistes vivent dans des bâtiments délabrés dont les appartements ne comprennent bien souvent ni salle de bains ni cuisine. Ainsi, au moment où Martin, Youngerman, Kelly et Indiana vivent dans le même immeuble, ils n’ont pas de chauffage et doivent traverser la rue pour prendre leur douche dans l’office du syndicat des marins. En revanche, les loyers sont bas et, sur ce territoire de forme triangulaire, tous les appartements ont une vue sur l’East River. Enfin, si la pauvreté est réelle, elle est en partie compensée par l’esprit d’entraide qui anime la communauté.

Ainsi, c’est Kelly qui informe Martin de la disponibilité d’un loft lorsqu’elle souhaite emménager dans la zone portuaire de Manhattan en 1957. Newman l’aide quant à lui à installer une de ses expositions à la galerie Betty Parsons tandis qu’elle rédige un texte élogieux pour la brochure de l’exposition solo de Tawney au Staten Island Museum en 1961. Cette dernière, pour sa part, lui achète quelques œuvres parmi lesquelles Homage to greece (1959), probablement réalisée en l’honneur de l’artiste d’origine grecque Chryssa. C’est également Tawney qui, accompagnée d’Indiana, sort Martin d’un hôpital psychiatrique dans lequel elle subit des électrochocs. Et Indiana abandonne le motif du cercle sur lequel il travaille depuis quelque temps lorsqu’il découvre les compositions de cercles de Martin réalisées entre 1959 et 1960. Enfin, elle et son colocataire Johns (ils cohabitent durant un an) se rendent fréquemment aux soirées qu’organise Youngerman dans son propre appartement.

Si ces artistes partagent ressources matérielles et intellectuelles, ils suivent leur propre cheminement artistique. Dans un contexte où la poursuite des pratiques commencées par les expressionnistes abstraits relève de plus en plus du maniérisme (Pollock et De Kooning eux-mêmes reviennent à une forme de figuration au début des années cinquante), chacun d’eux invente une manière de s’en distinguer.

Ainsi, Tawney, qui a étudié la tapisserie avec la célèbre tisserande finlandaise Martta Taipale à la Penland School of Crafts en 1954, s’installe à Coenties Slip à partir de 1957. Elle utilise le tissu pour créer des formes froides issues de l’abstraction géométrique la plus épurée, celle de l’école du Bauhaus dont elle a étudié l’histoire à l’Institut de Design de Chicago en 1946 et celle des peintres abstraits européens dont elle a vu les œuvres lorsqu’elle vivait à Paris entre 1949 et 1951. En mêlant ce médium fragile immanquablement associé à sa condition de femme à l’univers impersonnel des premiers abstraits, elle se détache de l’héritage viril et intime des expressionnistes.

Kelly, lui aussi, s’écarte de la dimension personnelle des expressionnistes abstraits lorsqu’il emménage dans le quartier à son retour de France en 1954. Il poursuit au contraire un travail d’épuration des formes et de réduction de sa palette chromatique. Dans la suite de son ensemble de Fenêtres et de sa série La Combe pour lesquels il avait successivement transformé différentes fenêtres en motifs abstraits et réinterprété formellement les ombres portées par une rampe sur un escalier, l’artiste conçoit des œuvres radicalement inexpressives pour lesquelles il ne part pas de l’exploration de son ressenti mais de l’observation froide de la réalité.

Martin, sans doute inspirée par les fenêtres de Kelly, en réalise quelques-unes lors de son emménagement au Coenties Slip en 1957 (Desert Rain, Windows, This Rain) mais abandonne rapidement la peinture pour s’essayer à l’assemblage d’objets trouvés. Après avoir utilisé des morceaux de voiles de bateau pour confectionner ses toiles, elle emploie des planches de bois issues des coques comme supports sur lesquels elle plante des clous et boulons récoltés dans les rues. L’usage de ces objets identiques conçus en série permet à l’artiste de proposer des œuvres faites à la main mais de facture plus anonyme que celle des expressionnistes abstraits.

Indiana, lui aussi, fabrique des assemblages formés d’objets trouvés et de résidus de matériaux ayant servi à construire son atelier. Comme pour Martin, cette technique lui permet de se dégager du trop-plein personnel de l’expressionnisme abstrait. C’est également à cette époque qu’il commence à travailler à des compositions de lettres. Alors que son travail ultérieur est dédié à des mots génériques tels que « Eat », « Die », « Love » ou « Hope », il amorce cette pratique typographique en utilisant les pochoirs de métal qui servent à inscrire le sigle des entreprises du quartier et créé ainsi des œuvres qui, bien que neutres d’apparence, font écho à son environnement immédiat.

Robert Indiana, « The American Dream I », 1961, © 2019 Morgan Art Foundation Ltd. / Artists Rights Society (ARS), New York.

 

Chryssa qui sera connue à partir de 1962 pour être l’une des premières artistes à utiliser le néon des enseignes publicitaires comme matériau artistique, rejoint Coenties Slip en 1955 après avoir effectué des études d’art à Paris puis à San Francisco. Elle commence par concevoir de petites sculptures en terre cuite présentant des formes très minimales, mêlant ainsi une matière nécessitant le travail de la main à des formes impersonnelles. Comme Indiana, son intérêt se porte ensuite sur la communication déployée par les entreprises de la région. Elle fabrique alors des plaques de plâtre sur lesquelles elle assemble des lettres qui, tout en renvoyant à un alphabet commun, ne produisent aucun langage déchiffrable.

Ce rapport ambigu au symbole qui remet en cause l’œuvre comme le lieu de manifestation de la personnalité de l’artiste se retrouve, d’une manière très différente, dans l’œuvre de Johns. À partir de 1955, celui-ci commence en effet à peindre des signes-objets plats (drapeaux et cibles) sur la surface plane de ses toiles. En réintroduisant la figuration tout en traitant ses sujets de la manière la plus froide possible plastiquement, mais surtout en ajoutant un questionnement ironique sur le rapport entre l’art et les signes, Johns s’oppose radicalement aux revendications d’immédiateté et de sincérité de l’expressionnisme abstrait.

Robert Raushenberg, avec qui il partage l’étiquette néodadaïste, invente quant à lui les Combine Paintings, qui, bien que formellement très différentes, annoncent le principe des Specifics Objects minimalistes. À mi-chemin entre peinture et sculpture, les œuvres de Raushenberg mêlent à la surface de la toile des objets et des images. Bien que leurs factures souvent agressives (couleurs vives, application dynamique, contrastes forts) rappellent certains tableaux de l’action painting, ces œuvres s’opposent, elles aussi, à l’individualisme de l’expressionnisme abstrait en introduisant la réalité sociologique de la société américaine d’alors.

Robert Rauschenberg, « Coca Cola Plan », 1958.

 

Qu’ils utilisent des matériaux artisanaux pour concevoir des formes impersonnelles, qu’ils mettent à distance la gestualité au profit d’une facture mécanique ou qu’ils introduisent la figuration et plus spécifiquement les symboles de la société américaine contemporaine au sein de leurs toiles, les artistes du Coenties Slip s’opposent aux développements récents de l’expressionnisme abstrait en passe de devenir un simple style. S’ils ne créent pas un mouvement uni, les gestes qu’ils inventent pour se distinguer de leurs prédécesseurs préfigurent le minimalisme et le Pop Art qui s’incarneront dans la génération suivante. En effet, au moment où les œuvres de Kelly, Johns et Rauschenberg sont montrées au MoMa dans le cadre de l’exposition Sixteen Americans en 1959, le musée compte parmi ses employés les futurs minimalistes que sont Sol LeWitt, Dan Flavin, Robert Mangold et Robert Ryman. Et, si certains artistes, comme Tawney ou Chryssa (qui a participé aux Documenta 4 et 6 et à la Biennale de Venise 1972), ont été quelque peu oubliés par l’histoire, leurs œuvres ont été vues par ceux qui deviendront les tenants du Pop Art. Plus généralement, l’ensemble des créateurs du Coenties Slip a donc contribué à former le regard des générations suivantes.