Sensuelles et poétiques… Les grilles contemporaines

Sensuelles et poétiques… Les grilles contemporaines
Adrien Couvrat, "Partition", acrylique sur toile, 21 toiles 60 x 80 cm, ensemble 246 x 438 cm, 2019.
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Du 4 juillet au 31 août, la galerie Maubert présente une exposition collective d’artistes travaillant autour du motif emblématique de la modernité : la grille. En regroupant les œuvres de trois artistes aux styles divers, Grillé ! témoigne de l’usage de cette forme aujourd’hui et montre qu’il est porté par une ambition bien différente de celle qui l’a vu naître.

Dans son livre, L’Abstraction avec ou sans raisons, l’historien de l’art Éric de Chassey rappelle l’évolution de la forme grille en art. Après avoir existé sous forme de principe d’organisation dans les tableaux perspectivistes, la grille apparaît comme objet artistique avec le mouvement cubiste européen qui se développe des années 1910 à 1920. Alors qu’elle tendait à devenir motif en se mêlant avec la surface lorsqu’elle servait à distribuer les espaces dans une ambition réaliste, la grille qui sert à la restructuration des formes dans une volonté antinaturaliste est utilisée comme une structure porteuse d’utopies politiques, égalitaire et rationnelle.

Cependant, la grille cubiste n’est jamais utilisée seule et c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale avec le mouvement abstrait que la grille se sépare des autres éléments du tableau. Employée comme sujet principal de l’œuvre à la suite des horreurs perpétuées pendant la guerre, elle est interprétée comme l’indice de la surface plane de la toile et est associée, de part et d’autre de l’Atlantique, au refus de porter un discours sur le présent. Pourtant, la grille de cette époque ne renvoie pas à la seule matérialité du tableau mais reste porteuse de sens comme nous l’indique l’auteur en rappelant qu’elle se décline selon trois modalités. Il existe un versant humaniste qui l’assouplit et la désorganise à l’image des œuvres de Jackson Pollock, un versant rationaliste qui, à l’inverse, la radicalise et l’uniformise à travers des procédés de division, de multiplication ou d’addition comme celui mis en place par Carl Andre, et enfin un versant spiritualiste, qui, en augmentant la perception, suscite une attitude spirituelle chez celui qui la regarde comme le montrent les œuvres d’Agnes Martin.

Isabelle Ferreira, « Unité », acrylique sur briques plâtrières, dimensions variables, 2006 – 2019.

 

Si ces usages de la grille disparaissent lorsque l’expressionnisme abstrait et le minimalisme sont remplacés par le Pop Art, la forme perdure. Andy Warhol l’utilise par exemple pour démultiplier les objets issus de l’industrialisation. Bien qu’investie d’une dimension ironique, la grille de cette époque renoue avec sa première fonction : le principe d’organisation rationnel. Autour des années 1970, alors que l’on entre dans la période du postmodernisme, cette forme symbolique du modernisme est utilisée pour critiquer les illusions de la modernité tout entière. Elle est alors, soit employée comme processus de répétition dans une volonté de l’épuiser de la charge symbolique dont elle était investie, soit reprise mais détournée de façon à inverser le sens qui lui était accolé jusqu’alors. On assiste aux premières utilisations de la grille comme symbole d’enfermement et de limitation.

Éric de Chassey note qu’en dépit d’une longue histoire qui va de l’utopie à la désillusion, la grille connaît un nouveau souffle à partir des années 1980 lorsque l’abstraction cesse de vouloir se définir comme un style hégémonique pour s’apparenter de plus en plus à une méthode pouvant exister aux côtés d’autres démarches. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les trois artistes exposés à la galerie Maubert. Nés respectivement en 1972, 1981 et 1983, Isabelle Ferreira, Adrien Couvrat et Nicolas Muller proposent des œuvres qui, tout en s’inscrivant dans la continuité de l’histoire de l’art, portent les spécificités de notre époque.

Nicolas Muller, « White Cedar », transfert et béton sur papier, 7.8 × 4.7 cm, 2016.

 

Ainsi, la série Unité réalisée par Isabelle Ferreira entre 2006 et 2019 se compose de plusieurs assemblages de briques plâtrières disposées sur le sol. Le motif de la grille n’apparaît pas directement mais tous ses éléments constitutifs, présents dans le matériau utilisé, sont soulignés par l’artiste. Ainsi, la disposition des briques met en évidence leurs tranches et fait apparaître les carrés qui les structurent quand la peinture des surfaces permet d’attirer l’attention sur les lignes qu’elles présentent. La juxtaposition des briques insiste sur l’aspect modulaire très présent dans la grille et leur superposition fait intervenir le croisement, également caractéristique de ce motif. Cette série témoigne d’un usage de la grille très éloigné des conceptions idéalistes du motif, qu’elles soient politiques ou spirituelles, des périodes précédentes. Loin d’être un projet utopique derrière lequel l’artiste devrait disparaître, se faire le plus anonyme possible, elles sont un jeu de formes et couleurs décidé par l’artiste.

Si ces œuvres démontrent la possibilité de revendiquer un statut de créateur en utilisant le motif de la grille à notre époque, celle que présente Adrien Couvrat redonnent sa place au spectateur dans une même ambition de plaisir pris à la picturalité. Alors que les artistes qui peignaient des grilles se sont longtemps adressés, portés par leur volonté utopique, à une sorte d’en soi de l’Homme, l’ensemble de vingt et une toiles disposé en grille d’Adrien Couvrat est destiné au spectateur pensé comme individu concret. Intitulée Partition, l’installation demande en effet une participation du regardeur pour révéler ses nuances ; il faut bouger d’une extrémité à l’autre pour s’apercevoir que si, vu de face, les toiles forment des monochromes, leurs reflets dans le miroir apparaissent striés. La vibration des couleurs et les mouvements optiques se transmettent par le biais de l’expérience physique.

Isabelle Ferreira, « Marbres », cartes postales de Piet Mondrian grattées, 28,5 x 24 cm, 2010.

 

Les grilles de ces artistes contemporains font la part belle à la peinture mais aussi à la poésie comme en témoigne l’installation de Nicolas Muller nommée White Cedar (2016) qui se présente sous la forme de 30 petits papiers disposés en grille. Sur chacun d’eux, l’artiste a transféré l’image d’un arbre qu’il a en partie recouvert de béton à différents niveaux selon les papiers. Ici, la modernité, symbolisée par la forme du dispositif mais aussi par cette matière qui fut celle de toute l’architecture moderne, côtoie la nature. Qui, de l’homme ou de l’arbre  triomphera ? Ce retour de la figuration qui vient dialoguer avec la grille lui permet de s’inscrire dans la dimension du récit. Si on a longtemps pensé qu’elle était la forme du silence, elle renoue avec le discours et la fiction chez Nicolas Muller.

Plus qu’amusantes, comme pourrait le suggérer le titre de l’exposition, les œuvres présentées à Grillé ! sont sensuelles et poétiques. Elles démontrent que, si le motif emblématique de la modernité n’a pas disparu, il s’est renouvelé. Le temps a passé depuis les années quatre-vingt, les artistes d’aujourd’hui utilisent la grille sans rancœur. Ils la travaillent même avec une certaine tendresse à l’image de la série de cartes postales de Mondrian qu’Isabelle Ferreira a grattées de façon à ne garder que les blancs. Sans plus aucunes couleurs primaires, toutes en nuances de blancs, les compositions de Mondrian apparaissent plus souples. Elles semblent prouver qu’une fois délestée de toutes velléités utopiques, la grille peut être un pur objet de satisfaction visuelle.