Rencontre avec Mickaël Bouffard, commissaire d’exposition et danseur baroque

Rencontre avec Mickaël Bouffard, commissaire d’exposition et danseur baroque
Quatre costumes des années 1660 restitués par Mickaël Bouffard pour Andromaque de Jean Racine, avec quatre apprenties costumières du Lycée La Source de Nogent sur Marne (Mariette Baunard, Julie Castelain, Louise Body et Myriam Olivier), placées sous la direction de Delphine Desnus.(c) Julie Castelain.
Personnalités  -   Commissaires d’exposition

Il n’a que 36 ans, vient du Québec et semble avoir déjà mille vies, dont une bonne partie en parallèle les unes des autres. Lui, c’est Mickaël Bouffard, actuellement un des trois commissaires d’exposition de l’événement Un air d’Italie l’Opéra de Paris de Louis XIV à la Révolution. En plus de son métier de chercheur, Mickaël Bouffard est également danseur baroque et metteur en scène, ce qui enrichit sa profession. A moins que cela ne soit l’inverse. Il nous explique cette double, voire triple casquette…

Mickaël Bouffard. (c) Francis Delaby, Harmonia Sacra.

 

Qu’est-ce qui vous a porté vers l’histoire de l’art ?
Mickaël Bouffard :
C’est l’architecture au départ qui m’intéressait. J’avais un cousin qui habitait chez nous, pendant ses études d’architecture et il me parlait souvent de ses cours, qui m’avaient fasciné. J’avais alors 12 ans. Quand il a commencé à travailler, c’était au moment où je devais choisir mon propre programme universitaire. Et je me suis aperçu qu’il s’occupait surtout de hangars d’avion, ou qu’il transformait des monastères en hôpitaux pour religieuses âgées. Je me suis dit que ce n’était pas ce que je voulais vraiment faire et que ce qui m’intéressait, c’était plutôt l’histoire de l’architecture. Je suis parti de Québec à Montréal et me suis inscrit en histoire de l’art. Je me suis spécialisé dans l’art européen des 17e et 18e siècles et c’est ainsi que j’ai bifurqué vers les dessins, la peinture, la gravure.

Costume de Pyrrhus restitué par Mickaël Bouffard grâce à l’apprentie-costumière Julie Castelain, sous la direction de Delphine Desnus. (c) Julie Castelain.

 

Après avoir obtenu votre doctorat en histoire de l’art de l’université de Montréal, vous vous envolez pour la France…
MB :
Oui, pendant deux années, j’ai été chercheur invité au Centre André Chastel. Puis, j’ai travaillé à la BnF, pendant un an où j’ai vu tous les dessins de costumes qui concernent les spectacles de la Renaissance jusqu’à Louis XIV. Mais j’ai voulu continuer ici mes recherches. J’ai donc décidé de rester en France, avec un Permis Vacances Travail, qui est plus facile à obtenir quand on est Canadien que dans le sens inverse, en une semaine seulement. Je suis resté deux ans de plus avec ce visa et je poursuivrai en septembre comme chargé de recherche à la Sorbonne, sur un projet qui vise à matérialiser nos connaissances sur les pratiques théâtrales du temps de Molière, plus spécifiquement autour du Malade imaginaire.

Costume d’Hermione restitué par Mickaël Bouffard grâce à l’apprentie-costumière Louise Body, sous la direction de Delphine Desnus. (c) Julie Castelain.

 

Vous êtes également danseur baroque…
MB : Oui, je fais aussi de la danse ancienne, ce qui désigne les techniques des 16e, 17e et 18e siècles, mais je pratique essentiellement ce qu’on appelle aujourd’hui la danse baroque. C’est en débutant mes études universitaires que j’ai commencé à danser. C’est un parcours cohérent, en fait. Cette époque me fascinait et c’est aussi celle où le Québec a été colonisé, ce qui fait partie de votre histoire et de la nôtre. J’ai dansé d’abord en amateur, mais comme il n’y avait pas beaucoup de garçons, mes professeurs m’ont poussé à poursuivre. J’en ai donc fait énormément et je me suis intéressé, en tant que chercheur, aux techniques du corps, pour voir ce que cela faisait d’incorporer des façons révolues de bouger, que je pouvais appliquer à la scène. Ma formation d’historien m’a permis de me demander si les gestes que je faisais, comme danseur, étaient justes historiquement. Mais si j’ai beaucoup dansé au Canada, puis à Boston, quand je suis arrivé en France, j’ai surtout chorégraphié. J’ai davantage fait danser les autres que je n’ai dansé moi-même.

Costume d’Oreste restitué par Mickaël Bouffard grâce à l’apprentie-costumière Myriam Olivier, sous la direction de Delphine Desnus. (c) Julie Castelain.

 

Vous êtes donc un chercheur danseur ou un danseur chercheur ?
MB : J’ai effectivement ces deux parcours-là : danse et histoire de l’art. Je me suis aussi intéressé à ce que faisaient les danseurs sur scène quand ils ne dansaient pas, comment entrer sur scène, avec quel pied, comment placer le visage… C’était très codifié à l’époque et j’ai poursuivi dans cette voie-là. Je me suis intéressé ensuite au jeu du comédien et de l’acteur-chanteur. Et qui s’intéresse au corps, s’intéresse aussi au costume ; de fil en aiguille, j’en suis arrivé à pratiquer des choses différentes, que je ne dévoile pas toujours dans certains milieux.

C’est quelque chose de mal vu ?
MB : Il pourrait arriver que des collègues historiens d’art ne prennent pas au sérieux les recherches d’un danseur ou que les danseurs appréhendent les capacités techniques d’un chercheur. Il faut attendre d’avoir fait ses preuves avant de se révéler si l’on ne veut pas subir le poids des préjugés.

Surtout en France, non ?
MB : Oui, c’est vrai qu’au Québec, il n’y a pas trop ce problème. En France, le cloisonnement disciplinaire est fortement ancré dans la culture universitaire, même s’il y a de plus en plus d’ouverture à l’interdisciplinarité, comme au CNRS par exemple, mais cela ne concerne encore que peu de chercheurs.

Costume D’Andromaque restitué par Mickaël Bouffard grâce à l’apprentie-costumière Mariette Baunard, sous la direction de Delphine Desnus. (c) Julie Castelain.

 

Comment faites-vous pour gérer ce double emploi du temps ?
MB : Triple, même, car je pratique aussi la mise en scène historiquement informée … En fait, je travaille souvent par blocs. Il y a des moments où je ne m’occupe que d’expositions et d’autres, où je ne travaille que sur des spectacles. Mais pour le moment, tout se goupille plutôt bien, j’ai de la chance. J’ai tout de même du mal à faire deux activités différentes dans la même journée. Si je fais de la danse le matin, je n’ai pas trop la tête à la recherche l’après-midi. Mais il n’y a jamais de temps mort : la danse, la recherche et la mise en scène parviennent jusqu’à maintenant à s’intercaler. Je ne sais pas comment l’avenir se décidera, mais j’ai toujours fait en sorte que tout ce que je fais artistiquement, soit lié à la recherche. Et que tout ce que je fais dans la recherche, soit lié à une application scénique. Je peux ainsi éviter de choisir entre ces passions.

Vous êtes aussi spécialisé dans l’histoire du corps. Pourquoi ce choix ?
MB : Ayant commencé la danse en même temps que l’histoire de l’art, j’ai commencé à regarder autrement les représentations du corps en peinture. Par exemple, la position des pieds dans les portraits, toujours placés en équerre, m’évoquait les cinq positions que l’on a dans la danse. Les nobles étaient-ils représentés en position de danse parce qu’ils étaient de bons danseurs ou cela faisait-il simplement partie de leur éducation ? En fait, les maîtres à danser étaient autrefois les professeurs de bonnes manières. Je me suis donc rendu compte qu’on utilisait, à l’époque, la deuxième et la quatrième position pour faire des révérences, par exemple. C’était ce qu’on appelait la « danse en prose », à savoir la manière de marcher, de se tenir debout, de s’asseoir, de recevoir un objet, de tenir un éventail… C’est grâce à ma propre pratique de la danse que j’ai pu faire cette découverte, tout comme celui du choix de la position qui est peinte, liée au statut social, au genre et à l’endroit où on accrochait le tableau. Les positions les plus décontractées représentées dans les portraits, étaient réservées à la sphère privée de la famille, alors que les portraits campés dans des positions majestueuses, étaient souvent accrochés dans les salons d’apparat. Cela permet de décoder beaucoup de choses. Un exemple flagrant : en s’asseyant en public, si une femme croisait les jambes, c’était considéré comme viril, ce qui n’était guère seyant. Je suis tombé un jour sur le portrait d’une dame mariée représentée ainsi, avec son mari à ses côtés affalé, quant à lui, au fond de son siège. Au verso du dessin, l’artiste explique qu’il est un ami du couple, ce qui explique le choix de positions informelles. J’ai incorporé quant à moi à la fois la danse en vers et la danse en prose, car sur scène, il faut savoir faire une révérence, savoir se tenir, s’asseoir, être figurant, sans quitter son personnage.

Matthieu Franchin (Éraste) et Raphaël Robert (Alcippe) dans Les Fâcheux du Théâtre Molière Sorbonne. (c) Franck Mory.

 

Cela devait être une émotion particulière pour vous d’être commissaire d’une exposition à l’opéra Garnier…
MB : Oui ! J’avais été commissaire d’expositions nettement plus petites à Montréal, à l’université ou dans des maisons de culture. J’avais eu précédemment une expérience au Château de Versailles, en tant que conseiller scientifique. Les commissaires de l’exposition m’ont offert une opportunité inestimable, en me confiant la reconstitution du costume d’if de Louis XV, en association avec les ateliers de l’Opéra de Paris, à partir des sources d’archives que j’avais trouvées. Ils ont aussi réservé un budget spécialement pour la restitution de six danses de bal, entre les époques de Louis XIV et Louis XVI. Mais que l’on me propose d’être commissaire pour l’exposition Un air d’Italie, c’était merveilleux, surtout à mon âge et en tant qu’étranger. Car on pourrait penser a priori qu’un Canadien ne peut pas être spécialiste d’opéra français… Je pense que c’est dû à l’année où j’ai travaillé à la BnF, où j’ai pu montrer tout ce dont j’étais capable et que j’avais les compétences nécessaires.

Vous êtes trois commissaires pour cette exposition. Comment s’est passé le travail ?
MB : Jean-Michel Vinciguerra est le commissaire de la BnF et Christian Schirm celui de l’Opéra. On a travaillé par période et selon les besoins. Les tâches ont été réparties, en fonction de nos compétences et de nos spécialités respectives. C’était formidable, car si nous n’avions pas été trois, l’exposition n’aurait pas pu être aussi complète. On a choisi ensemble les scénographes, les musiques des bornes musicales… On n’était pas de trop ! Et je dois dire que ce fut un grand plaisir de travailler avec eux.

Projet de décor pour le premier acte de « Proserpine » de Jean-Baptiste Lully.

 

Cela représente combien de temps de travail, une telle exposition ?
MB : Je suis arrivé sur ce projet il y a un an et demi, mais cela faisait déjà deux ans qu’il avait été lancé. Toutes les pièces ont été choisies il y a an, à quelques exceptions près. Il y avait beaucoup de travail chaque semaine, mais sans que cela n’empêche de mener à bien d’autres activités à côté. Sauf dans les derniers mois, car il fallait aussi écrire le catalogue. Une sacrée charge de travail, car comme c’est une coproduction bi-institutionnelle, il fallait travailler avec les équipes d’édition et de communication de l’Opéra et celles de la BNF. Beaucoup de personnes gravitaient et dépendaient de nos validations… Les nuits étaient utiles… Mais c’était très palpitant. C’est formidable de devoir mettre un savoir en forme pour un public qui peut être composé autant de spécialistes que de profanes.

Vous avez appris des choses avec cette exposition ?
MB : Oui, beaucoup. Il y avait des sujets qu’aucun de nous trois ne connaissaient en tant que spécialistes, il a donc fallu lire beaucoup, ce qui est la partie la plus intéressante et on a eu la chance d’avoir le temps d’approfondir nos connaissances. Nous avons d’ailleurs pu mettre en valeur les recherches récentes de nos collègues sur l’Opéra : la reprise des « vieux opéras » à la fin du XVIIIe siècle, l’omniprésence de l’Italie, la place du comique…

Comment votre travail de chercheur vous aide-t-il pour la mise en scène ?
MB : Comme metteur en scène, j’enseigne aux étudiants des techniques du 17e siècle, liées à la fois à la rhétorique et à la grâce corporelle, avec mon co-équipier Jean-Noël Laurenti qui s’occupe quant à lui de tout ce qui touche à la voix et à la déclamation. Si je n’avais pas été chercheur dans ce domaine, si moi-même, je ne dansais pas, j’aurais peut-être appliqué des règles sans chercher le moyen de retrouver ce qui en faisait la beauté à l’époque. Ces spectacles sont un objet de recherche en soi, sans que cela ne dénature l’intensité du spectacle lui-même. Cela me permet de faire le pont entre toutes mes activités.

Matthieu Franchin (Sganarelle) et Solane Michon (femme de Sganarelle) dans Le Cocu Imaginaire de Molière par l’atelier Théâtre Molière Sorbonne. (c) Francis Delaby.

 

Quels sont vos projets ?
MB : Pour le Théâtre Molière Sorbonne, je vais monter avec Jean-Noël Laurenti Andromaque en version intégrale en décembre, puis on va redonner Les Fâcheux et Le Cocu imaginaire fin juin-début juillet 2020, avec un décor des années 1660 peint par Antoine Fontaine à la colle de peau de lapin, avec les techniques d’époque entièrement respectées. Dans trois ans, on donnera la comédie-ballet Le Malade imaginaire, avec ses danses restituées, des décors et des costumes faits à l’ancienne, des acrobates (dont deux singes qui font des sauts périlleux), avec une troupe d’étudiants formés depuis cinq ans. Ce sera, je l’espère, très impressionnant. Cela me permet de rester en France, un pays où je me sens si bien, dans une société qui accorde une importance à la culture, qui n’a pas son pareil en Amérique du Nord…