Le dos, cette autre épiphanie…

Le dos, cette autre épiphanie…
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1913, au Metropolitan Opera : Rita de Acosta, l’égérie de la mode new-yorkaise, dont le public attend, à chacune de ses sorties, la tenue, se tient dans sa loge. À l’entracte, frémissements au parterre. Jumelles et lorgnettes découvrent l’événement : Rita est assise, à moitié tournée vers la salle, vêtue d’une robe du soir dénudant le dos jusqu’à la taille, simplement maintenue par deux fines bretelles. Épiphanie du dos. Pour l’histoire de la mode, c’est l’invention du décolleté dans le dos. 

Commissaire de l’exposition Backside Dos à la mode au Musée Bourdelle et responsable des collections contemporaines au Palais Galliera, Alexandre Samson déplore la tyrannie actuelle de la frontalité. Photographies de face lors des défilés de mode et omniprésence du visage dans les magazines saturent le monde de la création couturière au point d’en biaiser l’inspiration. Il suggère de reconsidérer cet envers de la mode qu’est le dos, et le dialogue entre sculpture et couture – entre les dos de Bourdelle et les collections du Musée Galliera – en est une parfaite propédeutique. Bien plus, sa proposition invite à oser la lecture phénoménologique, propice à l’expérience esthétique. La phénoménologie, cette science de l’apparaître, est un mode d’accès à la chose. Dans le domaine artistique, tourner autour de l’objet, notamment d’une sculpture, permet de faire varier les formes de l’objet et de démultiplier les manières de l’appréhender. Autant de variations eidétiques propres à percer le mystère de l’œuvre dans sa tridimensionnalité. 

Il est vrai, les lecteurs d’Emmanuel Lévinas le savent : le visage, cette épiphanie de l’infini, recèle une injonction éthique. Dans ses yeux sans défense, dans sa nudité et sa faim, le visage d’autrui en appelle à moi. Par sa fragilité, il m’enjoint à la responsabilité et au devoir du « Tu ne tueras point ». Sans condition, je me dois au respect d’autrui, lequel promeut ainsi ma liberté. L’injonction du visage me précède ainsi et me constitue. Avec Lévinas, l’éthique a révolutionnairement remplacé l’ontologie au fondement de la philosophie occidentale. Pour autant, si Lévinas pense ultimement un au-delà du visage, il ne pense pas un envers du visage. Or le dos – backside – s’offre lui aussi comme le lieu de la vulnérabilité, la zone du corps la plus vulnérable, « là où peut surgir le danger sans qu’on le voie » (Sartre, Intimité dans Le Mur, 1939). De la nuque, Genet écrit qu’elle est «le point parfait de la vulnérabilité » (Querelle de Brest, 1981). Surface plane sans organe sexuel, le dos joue de ses lignes, dans les courbes de sa féminité, de la cambrure des reins au déhanché d’une posture. Sensuel infiniment, il appelle quant à lui à l’injonction érotique, celle qui suggère sans montrer, qui attire sans donner, qui annonce sans révéler. C’est le « dos d’amour » qui aspire irrésistiblement Félix de Vandenesse lorsqu’il voit Madame de Morsauf (Balzac, Le Lys dans la vallée). C’est le dos de Lou dont Guillaume Apollinaire fait l’objet de son désir, dos « merveilleusement fait et qui s’est courbé pour lui » (Lettres à Lou, 1915). C’est le « dos lacté » que Paul Morand contemple dans La Nuit des Six-Jours. Si le visage m’éprouve comme obligé, le dos me subjugue comme son attiré. La Vénus de dos par Velazquez est un sommet de l’érotisme, selon le mot d’Andreas Prater. Dans la haute couture et l’histoire du vêtement, le dos est tenu à distance, par la traîne, le sillage, les ailes. Les grands couturiers se sont livrés à l’exercice de style qu’est le travail du dos : Yamamoto, Givenchy, Saint-Laurent, Chanel… Les photographes l’ont immortalisé : Man Ray (Violon d’Ingres, 1924), Jean-Louis Sieff (Eve de dos, 1997), Peter Lindbergh, Jean Kublin… Le dos, épiphanie du mystère, épiphanie du féminin, épiphanie de l’érotisme…

Dans son inversion éthique, le dos s’avère aussi subversion. Dénudé, il est indécent. Au théâtre, tourner le dos à un public considéré comme instance d’autorité est un geste rebelle et provocateur. En société, il est impolitesse. Tourné vers l’horizon à la Caspar David Friedrich, il est mélancolie ou irrésolution. Chez Shakespeare, il est la colère de Coriolan contre l’ingratitude des siens (« De moi, Rome ne verra plus que mon dos »). Chez Léon Spillaert (Femme au bord de la mer, 1909), il est aversion du monde. Chez Hammershøi, il est sacrifice du quotidien. Inquiétant, secret, anonyme, dissident ou mystérieux, le dos est l’équivoque du voluptueux, dont le visage n’a pas fait taire la puissance d’évocation…

Backside Dos à la mode – Musée Bourdelle, Paris – du 5 juillet au 17 novembre 2019.

Image de titre : Jeanloup Sieff, Le dos d’Astrid Heeren, Palm Beach [Robe Bill Blass pour Maurice Rentner, publiée dans Harper’s Bazaar, 1964], © Estate of Jeanloup Sieff – vues de l’exposition : © Paris_Musées -Pierre_Antoine.