Du British Museum à la Tate Britain, il suffit d’une quarantaine de minutes à pied, en descendant vers la Tamise. Depuis le mois d’avril, le British Museum propose une exposition intitulée Edvard Munch, love and angst. L’idée est de faire mieux connaître l’homme derrière l’œuvre, notamment l’emblématique, iconique et universel Der Geschrei dont l’une des cinq versions est ici exposée, la lithographie de 1895. The Scream ou Le Cri, peut-être l’une des œuvres les plus commentées par la critique d’art depuis sa création, reste, dans la difformité de son visage et la vision hallucinée du ciel qui le surplombe, le lieu de projection de toutes les angoisses existentielles. L’intemporel de la condition humaine. Un hurlement sans décibel. Que le cri soit le sien ou celui de la nature (Ich fühlte das grosse Geschrei durch die Nature, « Je sentais un cri infini qui poussait à travers l’univers et qui déchirait la nature »), une vision sur la route d’Ekeberg fut bel et bien à l’origine de l’œuvre, comme Munch l’a confié lui-même. Et les exégètes de lire dans le rouge sang du ciel les effluves de l’éruption volcanique du Krakatoa (Indonésie) en 1883 et dans le visage creusé du protagoniste la référence à la momie Chachapoya découverte en 1877 dans les Andes péruviennes et exposée à Paris au Musée d’ethnographie du Trocadéro en 1882. « Si c’est l’enfer qu’il voit », comme dit Dominique Dussidour, quoi qu’il en soit le trait s’impose à l’origine de tout expressionnisme esthétique. La courbe est sinueuse, le coloris névrotique, l’angoisse obsessionnelle. L’exposition insiste sur l’itinéraire tortueux et torturé du peintre : décès de sa mère à l’âge de cinq ans, décès de sa sœur aînée à treize, fréquentations anarchistes, dépendance alcoolique, expériences schizophréniques, névroses, dépressions et autres déséquilibres mentaux, obsessions de la mort et de la maladie, époque des ravages de la tuberculose et de la syphilis. À l’heure de la psychologie naissante chez Freud et Jung, des descriptions de l’hystérie par le Dr Charcot et des expérimentations de La Salpêtrière, Edvard Munch déploie sa propre palette idiosyncrasique des émotions humaines en une violence qui pose le geste expressionniste au cœur de la modernité artistique. Il est le fils d’un temps qui produit Kirchner, Nolde, Egon Schiele, Kokoschka, Otto Dix, Soutine mais aussi Strindberg et Ibsen dont il est l’ami, Schönberg, Alban Berg ou Anton von Webern.
Comment, dès lors, dans l’empâtement du couteau et la stridence des couleurs ne pas reconnaître l’influence de Vincent Van Gogh, lequel, de l’aveu même de Munch de dix ans son cadet, fut une de ses grandes sources d’inspiration ? Frères de larmes et peintres désespérés, l’un se tranche l’oreille en 1888, l’autre se tire une balle dans la main en 1902 après sa rupture avec Tulla Larsen. Même déformation de la réalité par une subjectivité hypersensible, même intensité expressive, mêmes raccourcis dans les perspectives, même agressivité dans l’exploration avant-gardiste, au point qu’en 2015-2016 le Van Gogh Museum d’Amsterdam et le Munch Museum d’Oslo avaient de concert organisé une exposition Munch-Van Gogh pour tisser les résonnances entre deux artistes qui ne s’étaient pourtant jamais rencontrés. À la Tate Britain, l’exposition Van Gogh and Britain insiste sur la fascination de Van Gogh pour Londres, pour les peintres anglais (John Everett Millais, Constable), pour les romanciers britanniques (Charles Dickens, George Eliot) voire les courants utopistes socialistes du dernier tiers du XIXe siècle anglais. On y contemple plusieurs autoportraits, Les Tournesols, une des cinq versions de la Nuit étoilée sur le Rhône, Les Souliers, L’Arlésienne, L’exercice des prisonniers, plusieurs extraits de ses lettres à Théo…
C’est dire qu’au gré de ses flâneries dans les rues de Londres, le promeneur d’un jour se fait commissaire de sa propre exposition dont il organise la scénographie au rythme de ses méditations, piochant sa thématique dans l’intarissable offre culturelle de Old Smoke.
Edvard Munch : love & angst, British Museum, jusqu’au 21 juillet – Van Gogh & Britain, Tate Britain, jusqu’au 11 août.
Image de titre : Van Gogh, Les Oliviers, 1889, National Galleries of Scotland.