L’abstraction spirituelle de Rothko

L’abstraction spirituelle de Rothko
Mark Rothko, "Untitled (Black on Grey)", 1970.
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« C’est une idée très répandue parmi les peintres que le sujet importe peu du moment qu’il est bien peint. Telle est l’essence de l’académisme. Il n’est pas vrai que l’on puisse faire une bonne peinture à propos de rien. Nous affirmons que le sujet est essentiel et que le seul sujet qui vaille la peine est le tragique et l’éternel. » Cette phrase de Mark Rothko résume à elle seule sa démarche en tant qu’artiste. Associé au courant du colorfield painting (peinture en champ de couleur), ce peintre appartient à la branche spirituelle de l’expressionnisme abstrait américain.

Mark Rothko, né Marcus Rothkowitz en 1903, découvre les États-Unis à l’âge de dix ans lorsque sa famille émigre de Russie en raison des pressions politiques et économiques exercées sur les Juifs. Arrivé à Portland en Oregon, il s’installe à New York en 1923 pour suivre un enseignement artistique. Ses œuvres de l’époque sont des nus, des portraits, des scènes de baignade et des scènes urbaines qui traduisent un sentiment d’isolement particulièrement visible dans une série de tableaux sur le thème du métro peinte entre 1935 et 1940. Ces tableaux qui s’opposent au réalisme de propagande comme au formalisme abstrait sont influencés par ses fréquentations de l’époque, le peintre Max Weber et le coloriste Milton Avery.

Au déclenchement de la Seconde Guerre, deux ans après avoir adopté la nationalité américaine, Rothko change de nom. Il se confronte au mouvement surréaliste, à la philosophie de Nietzsche et à la théorie jungienne de l’inconscient collectif. Il s’intéresse plus particulièrement à la notion de mythe et peint de nombreuses scènes issues de la tradition antique occidentale (Antigone, 1939-1940, Le Taureau syrien, 1943). Ces œuvres aux textures brossées et aux couleurs vives présentent peu de relief. C’est aussi au cours de cette période que Rothko commence à rédiger des textes dans lesquels il explique sa conception de l’art. En ces temps de guerre, il insiste sur la responsabilité de l’artiste et sur l’importance de l’art dans la société.

Mark Rothko, « No. 61 (Rust and Blue) », 1953.

 

C’est d’ailleurs après la fin de la guerre que Rothko, comme bien d’autres artistes, s’engage dans l’abstraction. Les toiles de cette époque sont composées de petits champs de couleur irréguliers qui flottent dans un espace trouble. Ces tableaux qu’il réalise jusqu’en 1949 ont été nommés par la critique les « tableaux multiformes ». L’artiste écrit à propos des formes qui les composent : « Elles sont des organismes doués d’une volonté et poussés par le besoin de s’affirmer. Elles se déplacent avec une liberté intérieure et sans besoin de correspondre à ce qui est probable dans notre monde familier ou de le contredire. Elles ne sont liées directement à aucune expérience visible donnée, mais on reconnaît en elles le principe et la vitalité des organismes ». L’abstraction chez Rothko ne se fait pas d’après nature dans un processus de purification mais cherche au contraire à rejoindre le fonctionnement du vivant. Rothko s’oppose d’ailleurs à l’abstraction française, notamment à Mondrian à qui il reproche son purisme et son formalisme. Pour lui, l’artiste doit transmettre la sensualité du monde. C’est la raison pour laquelle il décide à partir de 1947 de ne plus donner de titres à ses œuvres, estimant que le langage oriente la transmission. Rothko ne cherche plus à communiquer mais à communier avec les spectateurs. Il limite de plus en plus les variations de couleurs pour se concentrer sur les effets de lumières, demandant que ses toiles soient peu éclairées afin que la lumière puisse provenir d’elles-mêmes.

À partir de 1948, Rothko abandonne l’opposition figure-fond en simplifiant ses formes abstraites. Ses œuvres verticales se composent de grands rectangles de tailles diverses disposés les uns au-dessus des autres qui se fondent dans un arrière-plan monochrome. Les formats sont très grands pour envelopper le spectateur et toucher son esprit. L’artiste s’explique sur ce choix en 1951 à l’occasion d’un symposium sur les possibilités de liaison entre l’architecture, la peinture et la sculpture ; il écrit : « je peins de très grands tableaux. Je me rends compte qu’historiquement la finalité des grands tableaux répond à l’idée de peindre quelque chose de grandiose et de pompeux. La raison qui me pousse à en faire cependant -et je crois que cela s’applique également à d’autres peintres que je connais- est justement que je veux être très intime et très humain ».

La Chapelle Rothko achevée en 1911.

 

Rothko, qui a toujours voulu contrôler la réception ses tableaux, était particulièrement vigilant sur l’accrochage et l’éclairage de ses toiles et ne souhaitait pas que ses tableaux soient exposés à côté d’œuvres d’autres artistes pour éviter toute confusion entre les toiles. Il décide à partir des années 1950 de concevoir des ensembles de peintures pour des lieux spécifiques. En 1958, il commence son premier « projet d’ensemble » pour une salle de restaurant de l’immeuble Seagram de New York. Il travaille sur ce projet durant un an, réalisant un ensemble de toiles presque carrées ou rectangulaires dans des tons de rouge et de brun mais refuse finalement de les exposer dans ce lieu dont l’ambiance lui fait craindre qu’elles soient ravalées au rang de décoration. Quatre ans plus tard, il réalise un ensemble de toiles (un triptyque et deux tableaux) pour le réfectoire de l’université Harvard à Cambridge (1962-1963). Les tableaux (qui se réfèrent à la passion du Christ pour le triptyque, et aux thèmes de Pâques et de la Résurrection pour les panneaux simples) sont installés par Rodhko en 1962 avant d’être décrochés en 1979 pour des raisons de conservation. Enfin, il travaille de 1964 à 1967 à une série de huit tableaux (trois triptyques et cinq panneaux simples) pour un lieu de prières interconfessionnelles situé à Houston au Texas. Ces œuvres en violet brun très sombre sont pour la première fois cerclées de bandes plus claires, créant une démarcation nette entre la toile et l’environnement. Bien qu’il se suicide en 1970, une année avant que ses tableaux ne soient exposés dans la chapelle qui porte son nom, l’artiste s’était particulièrement impliqué dans ce projet qui rejoignait sa démarche spirituelle. « Je ne suis intéressé que par l’expression des sentiments humains de base – la tragédie, l’extase, la malédiction, et ainsi de suite – et le fait que beaucoup de gens craquent et pleurent devant mes tableaux montre qu’ils communiquent avec ces sentiments-là (…). Ceux qui pleurent devant mes tableaux ont la même expérience religieuse que moi lorsque je les peins » disait Rothko en 1957.

Finalement, Rothko aura passé sa vie à simplifier ses compositions et à réduire sa palette de couleurs pour faire du tableau le lieu d’une transmission de lui aux autres, faisant de l’abstraction un moyen de communion.