La voix libre d’Emma Dusong

La voix libre d’Emma Dusong
"Classe", 2012, Installation sonore motorisée et lumineuse à déclenchement, paroles, voix et composition Emma Dusong, Co-production Ville de Paris, Nuit Blanche. Courtesy Galerie Les filles du calvaire.
À voir

La galerie Les Filles du Calvaire présente une exposition personnelle d’Emma Dusong, un éloge à la parole libérée à voir jusqu’au 23 février.

Située au premier étage de la galerie, l’exposition commence par la projection d’un plan fixe. En haut de l’escalier, l’artiste en minuscule nous accueille, sa présence éphémère (nous l’effaçons dès que nous passons devant le projecteur) mais persistante (elle réapparaît après chaque passage) annonce son intention : faire durer ce qui est voué à disparaître. Elle présage de cette obsession propre au travail d’Emma Dusong dont le médium principal est la voix. Plongée dans la semi-obscurité qui englobe l’ensemble de l’exposition, cette petite silhouette à la robe colorée augure des autres œuvres qui mêlent enfance et gravité.

L’installation qui suit est une pièce visuelle et sonore. Intitulée Classe, elle se présente sous la forme de quinze pupitres d’écoliers légèrement entrouverts et éclairés de l’intérieur. Un chant s’échappe d’un des pupitres, une voix fluette mais suffisamment puissante pour faire s’ouvrir le clapet du bureau. « Quand je pense, j’ai plus de questions que de réponses » entonne-t-elle en reprenant les intonations des comptines de notre enfance. Cette voix rompt le silence de la salle de classe tandis que le pupitre grand ouvert détruit l’harmonie qu’offrait la vue des tables alignées. Mais, après quelques secondes, le clapet du bureau se referme brutalement, réduisant la voix au silence. Durant six minutes, cette dernière persiste néanmoins à exprimer ses doutes, soulevant sans cesse le clapet du pupitre. Son caractère insolent ne tient pas tant au contenu exprimé qu’au refus de se plier à l’exigence de silence et d’immobilisme de l’institution scolaire, symbolisée ici par les pupitres alignés. Ce refus de l’autorité se fait plus puissant encore lorsque l’artiste, habillée en écolière, déclenche le dispositif lors de performances. Tout en chantant, elle place ses mains à l’intérieur du bureau en train de s’ouvrir et risque à tout moment de se faire pincer les doigts. À ce moment, l’obstination à s’exprimer devient combat comme en témoigne le montage photographique de la performance présenté à côté de l’installation, à dominante de rouge.

« Classe », 2012, Installation sonore motorisée et lumineuse à déclenchement, paroles, voix et composition Emma Dusong, Co-production Ville de Paris, Nuit Blanche. Courtesy Galerie Les filles du calvaire.

 

C’est ce même univers, enfantin mais pas naïf, qui se déploie dans la seconde installation. D’une durée de six minutes également, l’œuvre se compose de trois éléments : deux carnets sous plexiglas accrochés au mur, une vidéo projetée au sol et un enregistrement de la voix de l’artiste qui accompagne l’ensemble. Les six pistes sonores (de six minutes chacune) correspondent à des centaines de questions que l’artiste s’est posées ces dernières années et qu’elle a minutieusement consignées dans des carnets à l’image de ceux accrochées sur le mur. Au milieu des interrogations anodines que peuvent susciter les situations quotidiennes se glissent des questionnements plus profonds sur le sens de nos vies promises à la disparition. Le dispositif vidéo au sol répond à la même dualité. C’est une image simple et complexe, un ciel bleu devant lequel passent lentement des nuages blancs. Paysage ordinaire ou objet de révélations infinies, sa disposition au sol incite à la contemplation.

« Et O », 2017, Œuvre sonore in situ à déclenchement, paroles, voix et composition Emma Dusong.
Collection Maison Bernard. Courtesy Galerie Les filles du calvaire.

 

La dernière œuvre se trouve dans une salle à part. Il s’agit d’un film de 17 minutes constitué d’une succession de plans fixes filmés sur le site de la Maison Bernard. Conçue par l’architecte Antti Lovag au début des années soixante-dix, cette maison aux fenêtres rondes, toute en courbes et en couleurs, semble sortie de l’imaginaire d’un enfant. Sur la première image, l’artiste vient vers nous, s’assoit sur les pierres du jardin et commence à chanter. C’est un chant répétitif, un langage inarticulé au sein duquel quelques mots se détachent : « je brave » et « j’ose ». Comme dans la première installation, le spectateur ne sait pas ce  que l’artiste défit mais ici aussi la révolte s’effectue par la prise de parole. Dans les plans suivants, l’artiste, toujours en chantant, traverse lentement l’écran jusqu’à l’image suivante. De plan en plan, nous déambulons dans le jardin jusqu’à ce que nous nous trouvions derrière elle et la suivions à l’intérieur de la maison. Dans cette architecture aux formes organiques, le texte énigmatique résonne plus étrangement encore. Un autre plan et nous nous retrouvons à l’extérieur de la maison tandis que l’artiste continue à traverser les pièces derrière les fenêtres. Enfin, elle disparaît, sort de l’écran bouche close pendant que la maison commence à chanter. La voix devient celle du lieu, les paroles s’effacent, ne reste que l’air comme une voix qui fredonnerait, bouche fermée, un air dont on pressent qu’il restera longtemps dans nos têtes au sortir de cette exposition envoûtante.