Désir d’art à Cologne

Désir d’art à Cologne
À voir

Dès que la peinture occidentale a cessé d’avoir pour seul horizon la dévotion, la représentation du corps désirable et désirant est devenue l’un des enjeux majeurs de la libre création. Depuis la Vénus de Giorgione, il existe un art for adults only ! La patine des siècles et le conformisme muséal ont presque effacé chez les Anciens cette puissance de séduction – presque seulement, car l’érection du Jupiter de Giulio Romano au Palazzo del Te fait toujours rougir, après cinq siècles, filles pudiques et garçons sensibles. Chez les contemporains en revanche, la mise en images du désir retrouve toute sa capacité de subversion des usages hypocrites sur lesquels se construit l’ordre social. Au moment où les vitrines d’images les plus fréquentées du monde, s’alignant sur la pruderie obscène des néocons, développent une politique de censure proprement terrifiante, loin d’être sans conséquences sur la liberté des artistes, il faut saluer l’initiative de la Galerie Biesenbach de Cologne, qui ouvre l’année 2019 par une exposition collective dont l’affiche est à la fois un titre et un avertissement légal : Adults only !

 

Tom Bianchi, « Fire Island Pines » 299.

 

Le jeu de Julien Comte-Gaz avec d’anciennes « images de charme » (comme on disait) dont il pixelise ou dissimule les pudenda est une parfaite et ironique illustration de l’air du temps : «cachez ce sexe que l’on ne saurait voir ». Avec un bel ensemble, ses neuf camarades d’exposition répondent à cette injonction un petit mot anglais de quatre lettres commençant par f. L’un ou l’autre de ces artistes est déjà « historique », à commencer par Tom Bianchi, dont la Galerie Biesenbach montre quelques polaroïds de la mythique série « Fire Island Pines ». Cette villégiature de Long Island, juste avant les années sida, y prend l’allure d’un Eden masculin où, sous le soleil, au bord de l’eau, des corps libres se rejoignent sans hâte. On rapprochera de Bianchi les photos de Matt Lambert, l’un des meilleurs artistes queer du moment. Dans la ligne de son sublime album Home et en lien direct avec le très sensuel court-métrage Flower, il célèbre l’intimité tendre des garçons. « Blake », le portrait d’un jeune Américain pour magazine dont le joli visage lisse est constellé de sperme, a tout pour devenir une icône. Les Cumfaces de Stuart Sandford disent ce qu’ils sont : des visages de garçons qui jouissent. Que les yeux fermés et les bouches à demi ouvertes soient plus suggestifs que la mécanique des organes, voilà bien une conviction commune à la plupart des érotismes alternatifs.

 

Jans Muskee, « Playing records », 2018.

 

La peinture de Jans Muskee dit admirablement le mystère de cette coexistence entre le moi social et le moi désirant. Dans de belles scènes colorées et silencieuses à la Hockney, il fait surgir l’incongruité du sexuel. Bob Carlos Clarke, autre artiste « historique » (il est mort en 2006), joue de son côté sur le mythe moderne de la femme-objet en rapprochant en diptyque des femmes à la plastique parfaite et des objets de consommation ; les voisinages sont drôles et cruels. Le colonais Roland Schappert introduit dans Adults only la thématique indispensable du fétichisme, en proposant des gros plans sur des détails de corps ou de vêtement, capteurs des fantasmes et des désirs.

 

Bob Carlos Clarke, « For dolls that do dishes », 2004. © The Estate of Bob Carlos Clarke / The Little Black Gallery

 

La photographie semble ici triompher, mais l’une des belles originalités de l’exposition allemande est de mettre en valeur une grande variété de médiums. Rebecca Bournigault utilise l’aquarelle, plus souvent pratiquée par des dames mûres qui font des fleurs, pour célébrer les joies intenses des chairs mêlées. Le dessin au crayon, si sage, permet à Viviane Gernaert de nous introduire dans des chambres closes. Et les petits sujets en porcelaine pour dressoir de grand-mère, ces apothéoses du kitsch, Beate Höing les détourne au service de pin-ups qui n’ont pas froid aux yeux ! En art aussi, le sexe est omniprésent et multiforme. Le montrer avec originalité et talent, comme à la Galerie Biesenbach, c’est en dernière analyse faire oeuvre politique. Alors que les institutions normalisatrices acquièrent partout des pouvoirs démesurés, laissant loin derrière les fictions prémonitoires du XXe siècle, il faut donner pleine carrière à ce mouvement qui tend les corps les uns vers les autres et dont la puissance sera peut-être capable de désarmer les nervis et d’abattre les murs.

Adults only – Galerie Biesenbach, St-Apern Strasse 44-46, Cologne – jusqu’au 9 mars.

Toutes les illustrations : courtesy de la Galerie.