Après la FIAC, revoir « Art » de Yasmina Reza

Après la FIAC, revoir « Art » de Yasmina Reza
Carré blanc sur fond blanc, Kasimir Malevitch, 1918
À voir

Cette semaine placée sous l’égide de l’art a vu naître une multiplication d’articles concernant la réception des œuvres. Que ce soit celles d’artistes renommés montrées au Grand Palais dans le cadre de la FIAC ou celles d’artistes moins connus dévoilées au Carreau du temple pour la YIA Art Fair ou à la Cité internationale des arts à l’occasion de la Bienvenue Art Fair, les œuvres exposées ont suscité un véritable débat sur la valeur de l’art d’aujourd’hui. Elles ont souligné la fracture qui existe entre les spectateurs ; les pro et les anti mais aussi tous ceux qui suivent les évolutions de l’art contemporain de loin et sont restés en retrait de l’emballement médiatique.

Parce qu’il dresse le portrait de trois figures du spectateur, il est intéressant de revoir le film Art réalisé par Yves-André Hubert d’après la pièce de théâtre du même nom écrite en 1994 par Yasmina Reza. En effet, même si elle s’inscrit dans le contexte de l’art moderne, l’histoire est représentative des tensions qui agitent la réception de l’art aujourd’hui. Dans ce film, trois amis, Serge, Mark et Ivan, se déchirent autour de l’achat d’un tableau à 200.000 francs par l’un d’eux. La toile en question fait environ 1,60 m par 1,20 m ; il s’agit d’un fond blanc sur laquelle se dessinent de fins liserés blancs transversaux. Bien que la peinture ne soit qu’un prétexte à l’exploration des liens entre trois hommes, les discussions qu’elle provoque font apparaître différents critères d’évaluation de l’œuvre. Le mérite du film est de les mettre en lumière sans les enfermer dans une caricature.

Ainsi, Serge (incarné par Fabrice Lucchini) est l’acheteur du tableau. C’est un homme de culture, il connaît très bien les lois qui régissent la peinture contemporaine. C’est au prisme de ce savoir qu’il est capable de reconnaître la valeur de son achat et c’est cette absence d’érudition qu’il reproche à son ami Mark : « Je ne lui reproche pas de ne pas être sensible à cette peinture, il n’a pas l’éducation pour, il y a tout un apprentissage qu’il n’a pas fait parce qu’il n’a jamais voulu le faire ». Serge est sûr de la qualité de son tableau car, en plus de sa compréhension de l’histoire de l’art, il a fait l’effort de se renseigner sur l’artiste dont il a acquis une œuvre. Le tableau qu’il a acheté est emblématique d’une des périodes du peintre comme il l’explique à Ivan. Serge est également certain de l’intérêt de sa peinture car celui-ci a été validé par des spécialistes ; le grand galeriste Handtington est prêt à lui racheter son tableau et quatre autres œuvres du peintre sont présentes dans les collections de Beaubourg. Si Serge juge nécessaire de s’entourer d’experts, c’est parce qu’il prête à l’art un statut particulier, il compare par exemple la figure de l’artiste à une divinité. Serge s’inscrit dans une tradition ancienne qui donne à l’art une place à part. Mais au-delà du domaine artistique, Serge est attaché à son époque, il aime l’idée d’être un homme représentatif de son temps et c’est la volonté de Mark de vouloir s’en abstraire qu’il juge insupportable.

Il est vrai que la mode n’est pas un critère de valeur pour Mark (interprété par Pierre Vaneck) qui se moque du terme « modernissime » employé par son ami à propos du livre La vie heureuse de Sénèque. Mark ne pense pas que le qualificatif « moderne » soit un compliment et, lorsque Serge explique l’emploi de cette expression par le fait que la pensée de Sénèque est toujours d’actualité deux mille ans après sa création, Mark lui répond que « C’est le propre des classiques ». Mark ne croit pas aux valeurs de nouveauté et de surprise qui régissent l’art contemporain mais plus encore s’indigne que cette règle devenue dominante ringardise automatiquement les jugements différents. C’est au prisme de cet avis qu’il analyse le tableau de Serge. Mark est dans l’incapacité d’apprécier ce tableau en dehors de cette dichotomie anciens/modernes. C’est la raison pour laquelle il interprète l’attachement de Serge au tableau comme un désir d’appartenance à une certaine classe sociale et qu’il accuse Ivan d’être un « petit courtisan servile bluffé par le fric, bluffé par ce qu’il croit être la culture ». Il est impossible à Mark de concevoir que Serge et Ivan puissent être sincèrement touchés par le tableau parce que lui-même ne s’autorise pas ce rapport sensible à l’œuvre. Pour autant, Mark n’est pas non plus un personnage caricatural. S’il refuse le procédé de déconstruction à l’œuvre dans la peinture moderne, il a mieux intégré que Serge certaines critiques des avant-gardes, notamment celle concernant le statut particulier de l’artiste et des œuvres ; Mark rejette la figure du créateur au-dessus des hommes et s’offusque que l’évaluation des œuvres soit réservée à des spécialistes auxquels il ne reconnaît aucune compétence particulière.

Si Serge et Mark jugent le tableau en fonction de leurs connaissances et des valeurs qu’ils souhaitent retrouver dans l’art, le personnage d’Ivan (joué par Pierre Arditi) entretient un rapport désintéressé au tableau et ne l’aborde qu’à l’aune du plaisir subjectif. Il n’est certes pas capable d’apprécier le tableau en fonction de l’histoire de l’art (il confond, au grand damne de Serge, la peinture avec un monochrome), il n’attend pas non plus de l’œuvre qu’elle réponde à certaines normes artistiques (construction, déconstruction) mais il a lui aussi ses critères pour juger l’œuvre. « Tout ce qui a été beau et grand dans le monde n’est jamais né d’un discours rationnel » affirme-t-il. C’est l’émotion qui guide Ivan, l’émotion que suscite le tableau mais aussi tout le discours qui l’entoure. Ainsi, si son premier mouvement est de rejeter le tableau décrit en des termes peu flatteurs par Mark, il lui confie plus tard qu’il a aimé le tableau en répétant les arguments de Serge. Ivan est guidé par ses affects qui dépassent largement le cadre de l’art. Enfin, obligé par ses deux amis de prononcer un avis personnel, il affirme que le tableau l’émeut mais soutient qu’il ne vaut pas ce prix.

Non idéologue, légèrement en retrait, le rapport à l’art de Serge est sans doute le plus sage mais, quel que soit le personnage auquel on s’attache, le mérite de ce film est de les réunir au sein d’un même espace. Si Serge trouve les jugements de Mark dépassés, si Mark trouve ceux de Serge creux, si les deux n’acceptent pas l’absence d’avis d’Ivan alors que celui-ci ne comprend pas qu’ils se disputent pour un tableau, les trois figures du spectateur ne s’expriment pas par avis interposés, elles débattent ensemble. Un dialogue qui a sans doute manqué lors de cette semaine où certains se sont réjouis du prix des œuvres quand d’autres s’en offusquaient, sans jamais expliquer les critères à l’origine de leurs jugements. Dans Art pourtant, c’est à trois qu’ils détruisent le tableau mais c’est aussi à trois qu’ils le restaurent.