Mehdi Qotbi, entre Orient et Occident

Mehdi Qotbi, entre Orient et Occident
Par Guillaume de Sardes.
Personnalités  -   Artistes

Quelques tapis orientaux, plusieurs masques africains, la présence de Delacroix, l’appartement de Mehdi Qotbi reflète l’identité complexe de son propriétaire. Certaines de ses propres œuvres sont accrochées au mur, toutes en couleurs, lumineuses, ces toiles sont aussi à l’image du peintre. Volubile, l’artiste évoque ses passions : les femmes, la musique, la littérature et bien sûr la peinture.

Il raconte avec aisance son enfance pourtant difficile dans le quartier populaire de Rabat. Né hors mariage dans le Maroc des années 50, Medhi Qotbi grandit dans un manque d’aisance et d’affection. À douze ans, il interpelle le ministre de la défense Mahjoubi Aherdan alors en déplacement dans sa ville et lui demande d’intercéder en faveur de sa sœur adoptive afin qu’elle trouve un emploi. L’audace du jeune garçon amuse le ministre qui lui donne rendez-vous le jour suivant. Après s’être engagé à répondre à sa demande, il facilite son inscription au lycée militaire de Kenitra. Mehdi Qotbi ne reste pas longtemps au sein de cette institution mais ce court passage est décisif pour la suite de sa vie. C’est en effet lors d’une journée où les élèves sont amenés à peindre un mur du bâtiment qu’il découvre sa passion pour la peinture. Issu d’un milieu ou l’art n’a pas de place, cette première expérience des pinceaux est une révélation. Il décide d’intégrer l’Ecole des Beaux-Arts de Rabat où il reste deux ans, commençant à comprendre le langage de la peinture. En 1969, Il fait une deuxième rencontre déterminante : l’artiste abstrait marocain Jillali Gharbaoui. Alors au sommet de sa carrière, celui-ci l’aide à vendre ses deux premières toiles et l’encourage à persévérer dans cette voie. Mehdi Qotbi décide alors de quitter le Maroc et obtient, grâce à l’appui du Secrétaire d’état qu’il avait rencontré chez le ministre Mahjoubi Aherdan, un passeport pour la France.

« Tablette scrupturale » par Mehdi Qotbi.

 

Dès son arrivée en France en 1969 l’adolescent intègre les Beaux-Arts de Toulouse. C’est dans cette ville, à l’intérieur d’un café fréquenté par les étudiants des Beaux-Arts qu’il fait une troisième rencontre importante, une femme dénommée Anne. Pour la séduire, l’artiste qui parle français mais ne l’écrit pas, se plonge dans la lecture à la recherche des mots capables d’exprimer ses sentiments. Il se découvre alors une autre passion et passe ses soirées à dévorer les livres des bibliothèques. En 1972, Mehdi Qotbi obtient son diplôme, il quitte Toulouse pour Paris où il suit les cours de l’Ecole Supérieure des Beaux-arts pendant un an. Il devient ensuite professeur d’arts plastiques et continue d’enseigner pendant trente ans en parallèle de sa pratique artistique. C’est en France qu’il rencontre sa femme avec qui il a deux enfants, « Dieu a compris que j’aimais tellement les femmes qu’il m’a donné deux filles », dit-il en riant. C’est aussi en France qu’il transforme le prénom inscrit sur son état civile Mohamed, en Mehdi, « le prénom de ma renaissance ».

« Frontière » par Mehdi Qotbi.

 

Après trente-sept années passées en France, Mehdi Qotbi retourne au Maroc. Il garde des liens forts avec son pays d’accueil, ses filles y vivent et lui-même passe une semaine par mois à Paris. Mais l’artiste a besoin de renouer avec ses racines, de faire la paix avec son histoire et son passé. Son retour dans son pays de naissance est un tournant. Il se recentre sur lui-même et se réconcilie avec sa culture. Il découvre notamment le soufisme (même si soufi, il considère l’avoir été avant même de lire les textes). Écouter son intérieur, ne pas blesser les autres, sont des enseignements qu’il a tiré de ses propres expériences. Mais il retrouve dans le soufisme qui apprend à respecter l’autre dans sa diversité son propre besoin d’aller à la rencontre de l’altérité pour s’épanouir. Il s’engage dans cette voie en prenant des responsabilités politiques. Son souci permanent de jeter des ponts entre l’Orient et l’Occident l’amène à créer le Cercle de l’amitié franco-marocaine ainsi que l’association Trait d’union Maroc-Europe. Ses engagements professionnels sont à l’image de sa propre histoire, synthèse du monde arabe et européen. Ils sont reconnus à la fois en France ou il a reçu la distinction de Commandeur de la Légion d’honneur et celle de Commandeur des Arts et des Lettres ainsi qu’au Maroc ou il a été distingué Officier de l’Ordre du Trône.

« Rêve d’Afrique » par Mehdi Qotbi.

 

Jeter des passerelles entre les différentes cultures et identités, c’est aussi le sujet du travail artistique de Mehdi Qotbi. Il réalise de grandes toiles couvertes de lettres arabes mêlées à des dessins de masques africains peints à l’acrylique. Les lettres renvoient à un sens lointain de l’écrit  mais comme il le dit «  je n’écris pas des tableaux : je « désécris » ». Les signes qu’il emploie ne sont pas signifiants, ces lettres assemblées n’expriment aucun mot, ne renvoient à aucun sens. «  Elles sont visibles, pas lisibles », ajoute encore l’artiste. C’est qu’il faut comprendre le travail de Mehdi Qotbi en lien avec sa vie personnelle. Recommencer à utiliser les signes de sa langue maternelle vise à le réconcilier avec sa culture. Alors qu’il couvre la toile de cet alphabet personnel au point de ne plus laisser un morceau de toile vierge, il efface de sa mémoire un passé douloureux. Ce trop-plein de lettres est l’expression d’une angoisse liée à son enfance solitaire. La pratique artistique est une catharsis qui vient compenser sa peur du vide. D’ailleurs, l’artiste affirme voir la composition dans son esprit avant « d’accoucher de la toile ». Il travaille dans un atelier qu’il a volontairement choisit loin de chez lui afin de laisser le temps à ses œuvres de murir intimement. Peindre est « une respiration, un besoin, une prière ». Medhi Qotbi n’envisage pas de pouvoir arrêter plus d’une semaine. Il peint en musique, Mozart et Beethoven accompagnent ses gestes spontanées. Les lettres ainsi exprimées évoquent une culture mais deviennent des formes abstraites. Il les mêle à des dessins de masques africains, des formes qui elles aussi sont simplifiées, des visages humains réduis à des signes. L’Afrique, il en découvre toute la richesse en 1986 lorsque le premier ministre Jacques Chirac et le président François Mitterand lui demandent d’organiser une exposition à Antibes pour le Sommet des chefs d’états France Afrique. Il réunit alors des artistes africains vivant en France et des artistes français ayant travaillés en Afrique. En plus de ces influences africaines et magrébines, Mehdi Qotbi se revendique de Monet qui est selon lui le précurseur de l’abstraction et dont il a découvert le tableau Les Nymphéas à Paris lorsqu’il était étudiant. Il se rappelle du choc esthétique que constitua cette rencontre. Il se souvient de la chaleur et du bonheur que lui procurait cette peinture lorsqu’il venait la contempler des heures durant au Musée de l’Orangerie. Un sentiment qu’il explique par les couleurs, les peintres impressionnistes étant selon lui, par l’intermédiaire de Delacroix, les premiers passeurs des lumières du Maroc vers la France. Enfin, il ne renie pas les filiations que d’autres ont vu chez lui à l’image de Madame de Menil qui lui dit un jour « Votre travail me rappelle Klee et Tobey. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est du Qotbi ».

« Passerelle » par Mehdi Qotbi.

 

Cependant, pour l’artiste son premier contact avec l’abstraction a été l’art oriental des tapis que sa mère pratiquait. Il se souvient qu’enfant, il passait de nombreuses heures derrière le métier à tisser pour observer les gestes de sa mère. Plus tard, lorsqu’il a commencé à peindre, c’est ce même mouvement du poignet qui l’a interpellé. Il a ensuite réalisé de nombreuses toiles s’inspirant des motifs des tapis orientaux. Des formes spontanées qui lui plaisent aussi pour leur histoire ancienne, puisqu’elles apparaissent dès les années 1800. Mehdi Qotbi a d’ailleurs œuvré pour faire reconnaître cet art en soutenant l’ouverture du Musée national du tissage et du tapis de Marrakech en 2018. La réconciliation avec son histoire familiale emprunte des voies inattendues.

Enfin, si Mehdi Qotbi ne peint pas de mots dans ses toiles, c’est un grand amateur de littérature. Les livres lui ont appris à mieux se connaître et lui ont donné confiance en lui. Tout ce qu’il n’avait pas acquis à l’école, il l’a appris à travers eux. L’artiste porte une admiration sans bornes aux écrivains qu’il cherche toujours à rencontrer. Ainsi, il a connu François Nourissier, Michel Tournier, Nathalie Sarraute, Octavio Paz, et a collaboré avec une centaine d’auteurs. Le premier écrivain qui lui a proposé un travail en duo est Michel Butor qui, voyant dans les œuvres de l’artiste un terrain labouré contenant des graines de mots, l’a invité à réaliser un dessin avec un espace vide dans lequel lui-même pourrait faire prospérer ces graines. Cette expérience de rencontre entre le pinceau de l’artiste et la plume de l’écrivain, Mehdi Qotbi l’a renouvelée avec d’autres. Il l’a reproduite notamment avec Jacques Derrida, dont le tableau réalisé en commun a malheureusement été détruit dans un incendie, mais aussi avec Aimé Césaire (Ausculter le dédale, 1991), lequel n’a collaboré qu’avec un seul autre artiste, et pas des moindres puisqu’il s’agit de Picasso (À corps perdu, 1950). Il a aussi réalisé deux livres avec Léopold Sédar Senghor et deux autres avec Yves Bonnefoy.

« Espoir » par Mehdi Qotbi.

 

Mehdi Qotbi finit par prendre la plume, en 2008. Il écrit Palette d’une vie, un récit autobiographique qu’il envisage comme une thérapie. Avec ce livre il signe la réconciliation définitive avec son passé. C’est aussi une leçon de vie que livre Mehdi Qotbi à travers le récit de son parcours. Un parcours qui a inspiré une productrice qui travaille actuellement à son adaptation en film. À travers son livre, l’artiste porte un message d’espoir : il faut provoquer la chance, même si les temps ne sont plus ceux de sa jeunesse. Si les moyens matériels se sont améliorés, les mentalités ont elles aussi changées. Mais il reste confiant, il se souvient du temps où « la France lui a tout donné sans exigée de lui le moindre pedigree ». Bouleversé par le destin de ces personnes qui se jettent dans les eaux du détroit pour fuir la misère, Mehdi Qotbi tient à montrer que toutes les portes ne sont pas fermées. Il faut de l’ambition et de la patience, ne jamais désespérer mais au contraire se dépasser. Et il faut avant tout croire en soi et s’ouvrir aux autres car, selon sa propre expérience, cette confiance s’acquiert dans les rencontres.

Cette ouverture, il l’applique encore à lui-même, ne se refusant aucune expérience. Il collabore ainsi avec de grandes marques du luxe, du monde de la bijouterie et de la mode comme  Chaumet ou Dior qui reprennent ses motifs. C’est pour l’artiste une occasion de s’amuser dont il n’a pas l’intention de se priver lui qui connait la valeur des choses, « la valeur d’un regard, la chaleur d’un billet, la saveur d’un morceau de pain ». Plus que le réconcilier avec sa culture d’origine, l’art lui a permis de se réconcilier avec lui-même, à accepter ses multiples facettes. C’est maintenant un artiste international qui expose au Maroc, en France, aux États-Unis, en Allemagne ou encore au Canada. Les institutions françaises ont été les premières à acheter ses œuvres dès 1970 et le gouvernement marocain a depuis acquis certaines de ses pièces. Une reconnaissance qu’il accepte avec bonheur et modestie, à l’image de ses signatures, perdues dans les autres signes colorés qui composent ses toiles.