Gustave Moreau, pionnier de l’abstraction ?

Gustave Moreau, pionnier de l’abstraction ?
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« Moreau, pionnier de l’abstraction ? » : c’est la question que pose, avec toutes les précautions nécessaires, le Musée Gustave Moreau à travers sa nouvelle exposition intitulée « Gustave Moreau, vers le songe et l’abstrait ». Pour cette exposition, visible jusqu’au 21 janvier 2019, l’équipe scientifique du Musée a choisi une centaine de peintures et d’aquarelles non figuratives dont certaines sont montrées pour la première fois. Les conservateurs ont eu le souci de rappeler l’évolution historique de la perception de ce type d’œuvres de l’artiste. Exposées dès l’ouverture du musée, en 1903, elles étaient désignées à cette époque comme des « ébauches ». Cependant, dès 1955, la communauté scientifique débattait pour savoir si ces travaux pouvaient être qualifiés d’«abstraits ». Cette question est d’ailleurs résumée dans un article du peintre américain Paul Jenkins en 1961 : « Gustave Moreau est-il le grand-père controversé de l’abstraction ? » Pour tenter de comprendre le statut de ces œuvres singulières au sein de la pratique de Moreau (préparatoires à des peintures figuratives ou pures abstractions), l’équipe du Musée a porté une grande attention aux écrits sur l’art de l’artiste et effectué un examen minutieux de ses œuvres.

Si Moreau était bien plus un praticien qu’un théoricien, s’il n’a jamais souhaité mettre en pratique une théorie artistique préexistante, il n’en reste pas moins qu’il a laissé quelques notes concernant sa conception de la peinture tirée de ses propres expériences. Certaines de ses observations sont d’ailleurs visibles sur les « essais de couleurs » que l’équipe scientifique a décidé de rendre accessibles au public. Sur ces feuilles aux allures de palette se mêlent des taches colorées et des pensées concernant les avancées de son travail en cours. L’exposition rappelle que, dans d’autres écrits plus aboutis, l’artiste exprimait son admiration pour « l’extrême simplicité des champs colorés » des maîtres flamands et son souhait de « réduire toutes les harmonies des tableaux à des camaïeux». Cette ambition est particulièrement palpable dans la cinquième partie de l’exposition qui présente des paysages tout en nuances de teintes. Habité d’une passion pour la couleur, Moreau enseignait à ses élèves à travailler ce pur « chant plastique ». Un chant qui, dans nombre de ses œuvres non figuratives, se transforme en « champ » de couleurs dont la troisième dimension est totalement absente, à l’image des peintures montrées dans la sixième partie de l’exposition. Ces toiles qui semblent être des fonds pour des scènes d’intérieur sont dépourvues de tous détails ; elles forment de grands aplats colorés très similaires à ceux réalisés par Rothko des années plus tard. L’exposition rappelle aussi qu’à la fin de sa vie, Moreau listait les éléments qu’il avait aimés, parmi lesquels : « le travail, la recherche incessante, le développement de mon être par l’effort, cette poursuite du mieux, du rare, de l’invisible dans l’art. »

Cet « au-delà abstrait », le peintre mystique a cherché à le faire apparaître dans ses œuvres, et plus particulièrement dans ses peintures non-figuratives qui rendent présents ce qu’il appelait lui-même des « éclairs intérieurs ». C’est sur le statut introspectif de ce type d’œuvre que se sont penchés les spécialistes du Musée en regardant attentivement les tableaux. Ainsi, les œuvres les plus abstraites présentées dans la quatrième partie de l’exposition ont été soumises à un exercice de comparaison avec des tableaux figuratifs peints par l’artiste. Certaines ressemblances de composition semblent ténues quand d’autres sont fortes et témoignent du procédé de l’artiste qui établissait des compositions très simplifiées dans une gamme colorée restreinte de ses tableaux à venir. Sur nombre des études exposées, les personnages sont réduits à des taches de couleur disposées sur un fond coloré. Cependant, si ces œuvres ont été qualifiées d’ébauches, les scientifiques soulignent que certaines d’entre elles, et curieusement les plus abstraites, sont signées de la main de l’artiste. C’est le cas notamment des travaux préparatoires à l’huile sur toile Le calvaire peinte en 1867 ou à l’aquarelle Promenade des muses réalisée en 1902. Le peintre a même titré cette dernière étude L’automne, ce qui suggère qu’il la considérait comme un travail autonome et lui conférait le statut d’œuvre.

Si l’on peut remarquer des similitudes entre certaines des œuvres présentées dans cette exposition et des peintures d’artistes abstraits comme Kandinsky ou Newman (et ce en dépit d’un usage de couleurs trop sombres pour être rapproché du premier et d’un traitement de la matière trop épais pour être comparé au second), rien n’indique que Moreau ait voulu faire de manière délibérée une œuvre abstraite au sens contemporain du terme. C’est cette absence de revendication que souligne l’exposition en montrant que le regard du spectateur sur ces œuvres énigmatiques a évolué au cours du temps et en rappelant le propos d’Henri Matisse : « une œuvre d’art a une signification différente selon l’époque à laquelle on l’examine ». Néanmoins, si l’intentionnalité de ces œuvres au statut controversé ne nous est pas connue, force est de reconnaître qu’elles témoignent d’une recherche constante sur les répercussions émotives que peuvent susciter les effets de matière et les associations de couleurs sans aucun recours à la figuration.