Marie Carcenat s’intéresse aux représentations des acteurs du monde de l’art et aux rapports qu’ils entretiennent, tels que les met en scène la littérature. Aujourd’hui, elle analyse la figure du modèle et ses relations à l’artiste dans la nouvelle Prendre la pose de Günter Grass.
Une nouvelle posthume entre biographie et histoire de l’art
Prendre la pose est un petit récit posthume du dessinateur, sculpteur et écrivain allemand Günter Grass, lauréat du prix Nobel de littérature en 1999. Également homme politique, au moment de la parution de son dernier livre autobiographique, cet auteur a avoué avoir appartenu aux Jeunesses hitlériennes, ce qui a affaibli son audience. La nouvelle présentée, initialement prévue pour faire partie de ses mémoires, ne peut être détachée de son histoire. Cependant, inspiré de la statuaire gothique, le texte, resté non publié en 2006, donne un regard particulier sur le jeu de relations qui entoure la figure du modèle, entendu au sens d’aujourd’hui, mais aussi au sens gothique, qui consiste pour l’artiste à s’appuyer essentiellement sur les œuvres du passé.
Uta de Naumbourg, entre icône médiévale et déception du regard
L’intrigue est simple. Un homme, accompagné de sa femme, visite la cathédrale de Naumbourg et découvre la statue d’Uta, devenue prototype de la beauté médiévale. D’après les psychiatres, ce type de monument peut rendre fou. Atteint du « syndrome de Stendhal », il est possible de tomber en syncope devant des œuvres ou même, si on est atteint d’agalmatophilie, de les traiter comme des humains. Ce n’est pas le cas du héros de Prendre la pose. Comme d’autres visiteurs de la cathédrale, il n’est pas subjugué, mais déçu. L’œuvre originale est très différente des photographies généralement diffusées. Cependant, le narrateur va tenter de la magnifier. En tant qu’auteur, il va faire œuvre d’imagination et, selon un procédé littéraire qui a fait sa spécificité, inviter « Uta » accompagnée des douze autres fondateurs de la cathédrale à un repas aux tonalités rabelaisiennes. La légende dit qu’Umberto Eco aurait choisi, parmi toutes les femmes de l’histoire de l’art, l’Uta de pierre comme hôte s’il avait eu à le faire. Grass, pour sa part, préfère ressusciter « sur le papier » le modèle choisi par son célèbre sculpteur pour représenter la princesse, femme du Margrave Ekkehard II, morte deux cents ans plus tôt. L’Uta que l’écrivain convie à sa table serait fille d’orfèvre. Il invite également ses compagnons, qui ont peut-être, eux aussi, posé pour le Maître de Naumbourg. Lors de ce banquet fictionnel, la jeune femme se démarque un peu. Elle paraît plus éduquée que ses comparses. Cependant, malgré le subterfuge littéraire, cette Uta du XIIIe siècle n’est pas encore suffisante pour développer la passion recherchée par le narrateur.
De la statue gothique à la performeuse contemporaine
Le festin s’achevant, Günter Grass convoque une nouvelle Uta, qui appartient, elle, au XXe siècle. Elle est artiste de rue et prend la pose devant les monuments visités par les touristes. Cette jeune femme appartient à la même époque que le narrateur, elle existe, il l’a aperçue en Uta immobile devant la cathédrale de Cologne. Bouleversé, il part à sa recherche. De monument en monument, de statue vivante en statue vivante, il finit par rencontrer son héroïne. Son Uta s’appelle Juta et performe aussi en Élisabeth de Hongrie. L’artiste Juta a choisi son premier modèle par conformisme. Elle vient de Naumburg et ses camarades d’école la surnommaient déjà Uta en raison de sa ressemblance avec l’œuvre qui trônait dans la cathédrale. Par contre, l’incarnation d’Élisabeth de Hongrie, canonisée pour avoir accompli le bien à sa façon, incite le narrateur à chercher le sens de ce choix. Une intrigue se noue jusqu’à la séquence finale où Günter Grass, probablement en référence à sa propre histoire, fait de la prise de pose un jeu de parfaite dissimulation, dans lequel son héros devient, malgré lui, complice d’un acte jugé condamnable.
Juta, modèle vivant et fabrication de l’image de soi
À travers Juta, Günter Grass, en artiste-sculpteur, donne parallèlement, sans le revendiquer, un autre éclairage à son récit. Par son métier, son héroïne endosse la fusion entre l’artiste et le modèle rendue manifeste par Gilbert & George en 1960. Avant cette époque, qui voit émerger la sculpture vivante, nous savions que la participation du modèle est déterminante dans la production d’un artiste. Nous savions même que le modèle, par son engagement, peut lui-même être un artiste. Manette, personnage des frères Goncourt, s’entraînait à poser en l’absence de son compagnon pour qu’il puisse, grâce à son travail, peindre la beauté parfaite. Günter Grass, en phase avec la pratique des selfies, maximisant le potentiel des smartphones pour donner l’image la plus flatteuse de soi-même (dossier Visage(s) à contrainte(s)), permet à Juta de créer son image. Cependant, il va plus loin en lui donnant les clés de la statuaire gothique dans toute sa complexité.
Statuaire gothique et construction du modèle
Les deux statues investies par son personnage, Uta de la cathédrale de Naumbourg et une Élisabeth en « grès rouge », ne reproduisent pas la réalité. Les deux sculptures ne sont pas des photographies en trois dimensions des personnages s’étant distingués au Moyen Âge. L’auteur insiste : ce sont des siècles plus tard que leurs sculpteurs, appartenant eux-mêmes à des époques différentes ont co-construit avec leurs modèles d’alors, ces figures. En s’appuyant sur plusieurs époques et sur plusieurs lieux, à la fois de création et d’exposition, il donne à voir la variété de la palette d’interprétations dont dispose son héroïne. Ainsi, lorsque Juta s’empare de certains simulacres pour en faire ses modèles, elle sélectionne avant tout ceux lui donnant la possibilité de réaliser ses meilleurs avatars. En tant que plasticienne, pour aller au bout de la mise en scène d’elle-même, elle se réfère tout autant à une statue telle qu’Uta qu’à la vie légendaire d’Élisabeth de Hongrie. Dans les choix qu’elle effectue, les niveaux d’ancrage dans la réalité paraissent anecdotiques, dans la mesure où ils ne sont que des prétextes à faire d’elle-même une incontestable œuvre d’art.
De Pygmalion à Narcisse : la mise en scène de soi
Pygmalion est tombé amoureux de Galathée, objet de sa création ; le narrateur est tombé amoureux de Juta, mais Günter Grass semble, pour sa part, avoir fondu son artiste et son modèle en un Narcisse, admirable parce que devenu virtuose dans la mise en scène de sa personne.
Günter Grass, Prendre la pose, Editions du Seuil, 2025, 72 p.
