Pour cette nouvelle thématique d’Art Critique, Adrien Abline donne la parole à des artistes entretenant une relation tumultueuse au rituel de l’exposition. Ils ont fait le choix d’en produire, d’en scénariser ou de penser leurs œuvres comme telles. À eux maintenant, de revenir sur une exposition marquante (pour de multiples raisons) et de répondre à la question : qu’est-ce qu’une bonne expo ? Son invitée aujourd’hui est l’artiste Camille Orlandini.
Rétrospective d’Olga de Amaral, figure incontournable de la scène artistique colombienne et du Fiber Art à La Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2025 : cette exposition arrive à point nommé.
C’est peut-être dans cette exposition monumentale, que je vais parvenir à saisir ce qui se joue à l’échelle de la fabrication de mon fil à l’atelier.
Pour commencer, j’ai visité l’exposition à l’envers (sans le faire exprès) en commençant par le sous-sol de la Fondation Cartier. Dans la pénombre, je lis une pancarte éclairée :
« Le textile comme langage.
Les mots « texte » et « textile » partagent la même racine étymologique,
le latin texere, qui signifie à la fois tisser et raconter. »
Je suis au bon endroit.
Je mène actuellement une recherche autour de la figure de la fileuse, qui dialogue avec le temps de la pratique à l’atelier, où je file la laine de brebis que je récupère brute auprès des éleveurs et éleveuses et travaille ensuite à la tapisser.
Je m’intéresse notamment à la place de la femme autour de ce savoir-faire, qui prend son ancrage à travers l’histoire, mais également à enquêter sur ses formes contemporaines.

Chez Olga de Amaral, les tissages deviennent des surfaces, des volumes, des espaces à part entière, que l’on traverse, qui nous enveloppent, devant lesquels on se sent parfois tous petits.
Estelas, tantôt tissés très serrés, les fils entrelacés deviennent des fines surfaces couleur or. Elles se dressent à la verticale, rigides, comme des stèles en lévitation que l’on aurait moulées pour en garder l’empreinte.
Tantôt légers comme dans l’installation Brumas, les fils suspendus apparaissent comme une pluie fine, une respiration.
Dans la salle suivante, à l’inverse, c’est lourd, dense ; avec Muro and Rojo et Grand Muro, Olga de Amaral parle de paysages, de montagnes, de sols. Ces assemblages de bandes tissées me fascinent, je me rapproche, je m’éloigne, je recommence, je me tords le cou tellement c’est haut.

Je m’intéresse à la manière dont les choses tiennent ensemble. À la nécessité de faire à plusieurs, de « Faire Troupeau » (Marion Thomas – Cie Frag). Au Fiber art, comme émancipation du médium textile de la tapisserie narrative vers une pratique plastique. Je lis Anni Albers, « la pensée par le fil », je pense matière.
Et je m’interroge : qu’est ce qui nous lie, nous les femmes à travers ce fil ?
Je pense à celles qui filent ensemble, Las Hilanderas chez Velasquez, à la fileuse qui s’est endormie devant son rouet chez Courbet ou encore à celle de Millet qui file au fuseau dans les champs.
Je pense à la laine que je dois encore laver, la Suffolk, Charollais, Mérinos, Vendéenne, Landes de Bretagne et Solognote. Je pense à ceux et celles qui élèvent les bêtes, du Cher, en Pays de Caux, jusqu’en Brière en passant par la côte Atlantique, à celles et ceux qui les tondent. Et toute cette laine dont personne ne veut plus.
Alors, j’étire mon fil sur mon rouet et je déroule des histoires autour de mes tapisseries monochromes, point noué par point noué pour raconter ce que sait la main (Richard Sennett), inspirée de nos manières d’élever nos bêtes, d’habiter nos territoires, d’entretenir nos paysages et la nécessité de revaloriser ce matériau.
Camille Orlandini vit et travaille à Nantes, elle fait partie du Collectif Bonus. Artiste plasticienne et designer culinaire, c’est à partir des micro-territoires qu’elle dessine. Ses recherches portent sur la terre que l’on cultive, les bêtes que l’on élève, les paysages que l’on traverse, les territoires que l’on habite.
Son travail a été présenté à la Galerie 29 à Châteaubriant en 2024, à la Galerie Duchamp à Yvetot en 2025, lors de projets sur le territoire à Serres Lez’arts et à Thèreval avec le Bouillonnant Valthère en 2021, à la Libre Usine en 2025. Elle est lauréate de la bourse dotation Temps de recherche artistique de l’ADAGP en 2025 pour sa recherche autour de la figure de la fileuse. Elle co-mène le projet La nappe, avec Corentin Massaux, une recherche-création ancrée sur l’entité paysagère du bassin versant de la Loire, qui s’appuie sur des expérimentations collectives pour explorer l’acte nourricier et la picturalité de l’objet nappe ; en 2024 à Saint-Nazaire Agglomération, à la Générale à Nantes en 2025, au MAT Centre d’Art Contemporain en Pays d’Ancenis et en résidence avec Les Petites Écuries à Nantes en septembre 2025.
Si vous aussi, vous souhaitez contribuer au dossier « Qu’est-ce qu’une bonne expo? », les modalités de l’appel à projet sont à lire ici
