Pour cette nouvelle thématique d’Art Critique, Adrien Abline donne la parole à des artistes entretenant une relation tumultueuse au rituel de l’exposition. Ils ont fait le choix d’en produire, d’en scénariser ou de penser leurs œuvres comme telles. À eux maintenant, de revenir sur une exposition marquante (pour de multiples raisons) et de répondre à la question : qu’est-ce qu’une bonne expo ? Son premier invité est l’artiste Vincent Tanguy.
« Qu’est-ce qu’une bonne exposition ? » Si je devais me référer à une exposition qui a profondément marqué ma pratique artistique, ce serait celle de Pierre Huyghe au Centre Pompidou à Paris en 2013. J’étais alors fraîchement étudiant aux Beaux-Arts. C’était beau et intrigant de voir cet espace du musée, un véritable écosystème, où les œuvres se répondent, où elles sont statiques mais aussi vivantes, organiques et « imprévisibles ». Passé, présent, futur ; documentaire, réalité et fiction se répondent, machine, humain, animal, organisme vivant aussi. C’est tout bête, mais c’est le lévrier blanc à patte rose qui apparaissait par intermittence qui m’a profondément marqué. C’était magique, je ne m’y attendais pas du tout, c’était beau de voir du vivant dans un tel espace. De plus, le fait de garder quelques cimaises de l’exposition précédente de Mike Kelley, qui venait de décéder, avec une circulation organique du public, différentes matières et différents états, m’a fait sentir que je n’étais pas dans un musée mais dans un post-musée. Je pense que cette exposition a marqué les esprits de toute une génération d’artistes. Je peux y ajouter aussi celle récente de Wolfgang Tillmans à la BPI du Centre Pompidou, où la fusion de la bibliothèque publique, son architecture et son aménagement fusionnent avec ces œuvres. Il y avait le sentiment d’un espace en ruine, ou en transition, c’est une exposition forte et marquante. À l’époque de l’exposition de Pierre Huyghe, je dois dire que je ne connaissais pas vraiment son travail, et c’est peut-être cela qui a contribué à la magie et à la poésie de ce moment. Idéalement, dans mon travail, c’est comme cette exposition, vivant tout en ayant des éléments qui restent figés dans le temps de l’exposition. J’aime quand les expositions sont ainsi une hybridation des deux.

Lors de l’exposition Ex-vitro, Scroll Galerie (Nantes, France, 2023) Interprète Tristan Curco
AFK, que je présente depuis 2014, est probablement influencé et lié à cette exposition par son aspect vivant et imprévisible. Ici, ce n’est pas un lévrier qui apparaît, mais un personnage réel qui semble venir d’un autre monde, ayant franchi le « mur du réel ». Il se produit quelque chose lorsqu’on le découvre, lorsqu’on l’aperçoit dans un espace d’exposition. Il y a un trouble ; les mouvements ne sont pas vraiment naturels, la performance semble au ralenti et évolue à son propre rythme. Quelques personnes rient, d’autres sont un peu effrayées, d’autres perplexes, et d’autres ont même pensé que c’était véritablement un robot. Je trouve cela génial. J’ai aussi envie que l’on ait ce brin de perception qui nous effleure l’esprit : ce personnage vient-il véritablement d’un jeu vidéo, ou sommes-nous tous dans une sorte de grand jeu vidéo ? À l’ère de l’intelligence artificielle, de la numérisation du monde, des méga hautes résolutions d’images et du développement futur du quantique, la question se pose.
Au tout début, c’était un personnage dans un coin, tel un bug classique de jeu vidéo. C’était aussi une référence aux Personnages vivants à réactiver (1991) de Pierre Joseph. Ici, la différence, c’est que mon personnage est générique ; il est le potentiel de tous les personnages virtuels. Une sorte de squelette, parfaitement programmé, un prototype en version bêta, un « Personnage à générer », si je puis dire. Depuis quelque temps, c’est une véritable écriture performative, qui s’adapte et joue avec les lieux de la performance. Je repense à cette activation lors de Ex-vitro à la Scroll Galerie (Nantes, juillet 2023) lors du vernissage, où ce personnage apparaissait, déambulait entre les personnes et les œuvres, puis disparaissait, puis revenait, etc. De même à la Cité des Arts de la Réunion (décembre 2022) et au Spazio In Situ de Rome (Italie, juin 2022). C’est un jeu qui s’installe entre le public, les lieux et leur architecture. J’adore aller dans de nouveaux endroits pour repérer des choses à activer, chercher et expérimenter un potentiel narratif et « jouable ». Ces lieux m’inspirent à chaque fois pour l’écriture de nouvelles scènes. J’aime aussi la rencontre avec le performeur qui va incarner ce personnage, en laissant toujours la porte ouverte aux suggestions de l’interprète avec qui je travaille. Chaque nouvelle occurrence pousse cette performance encore plus loin, et il arrive même que le performeur aille encore plus loin que ce que l’on avait prévu, et ça, j’adore. C’est comme une machine magique que je développe et qui évolue à chaque fois.

Lors de l’exposition Ex-vitro, Scroll Galerie (Nantes, France, 2023) Interprète : Tristan Curco
Pour revenir à la question « qu’est-ce qu’une bonne exposition ? », je peux ajouter celle de Michael Heizer et de son méga projet City (depuis 1972). Je ne l’ai pas encore vue, donc je la fantasme, et c’est peut-être cela aussi une « bonne » exposition. Peut-être qu’un jour j’irai le voir en vrai. Dans ce projet de plusieurs décennies (et de plusieurs millions de dollars), Michael Heizer a construit une œuvre de land art, une ville fantôme, sans fonction ni habitant. Les architectures sont d’immenses abstractions brutalistes, une sorte de ville post-humaine, post-apocalyptique. Cela ressemble à un gigantesque skate-park, ou à une ville pour une espèce extraterrestre. Michael Heizer parle de ruines de notre civilisation, qu’il a initiées lors de la guerre froide, lorsque la menace nucléaire était à son comble. Ironie du sort, l’ouverture au public de City, qui se trouve en plein désert du Nevada aux États-Unis, était prévue en mai 2020, un moment qui est tombé hélas en plein confinement mondial… C’est désormais ouvert depuis 2022, et, d’après mes recherches, cela semble être toute une expédition pour y aller. Il faut réserver plusieurs mois à l’avance, peu de monde y va par jour, il faut s’y rendre en bus depuis Las Vegas (au moins une heure) et le prix du ticket est de 150 dollars. Cela renforce le mysticisme, tout en étant exclusif et avec une dimension d’attraction touristique. L’œuvre de toute une vie (ou d’une deuxième partie de vie) est inspirée des mastabas et des sites sacrés anciens. Ses dimensions seraient de plus de 2,5 km sur 1,5 km, et ce serait la plus grande œuvre d’art contemporain jamais construite. J’aime cette idée du land art, des grands espaces, et des projets en dehors de toute attente, de tout lieu figé. Toutes proportions gardées, c’est ce que je cherche à retranscrire dans mes performances et vidéos. J’ai aussi réalisé une exposition personnelle à Shanghai (Chine, juin 2019), sur la terrasse d’une tour, au 29e et dernier étage. Ce n’était pas le désert du tout, mais tout le contraire ; c’était méga urbain. C’était comme suspendu dans les airs, avec une vue incroyable sur la mégalopole, les tours, les lumières, les LEDs, le vent dû à la hauteur, le son de la ville le soir… C’était très cyberpunk. Pour moi, cette ville est une œuvre en soi, qui évolue sans cesse, et y présenter mes réalisations avec cette vue, c’était magique. Il y avait quelque chose de sauvage et d’intense. Certaines pièces étaient figées, d’autres étaient des images en mouvement. Le vivant, c’était la mégalopole, c’était surréaliste.

Vue de l’exposition personnelle, 123 Yanping Road, bâtiment B, 29e étage (Shanghai, Chine, 2019)
Enfin, « qu’est-ce qu’une bonne exposition ? » ; en étant pragmatique et à mon sens, la réponse à cette question peut également se définir par « juste » une exposition de peintures en galerie. À titre personnel, je suis assez admiratif de cette « radicalité minimaliste ». Je fais aussi des peintures, mais cela reste pour l’instant dans mon atelier, peut-être que je les associerai un jour à des performances, à des sculptures, ou autres… qui sait. Je crois que l’essentiel à ce sujet, au-delà de l’expérience esthétique, sensible et intellectuelle, c’est ce qu’il en reste pour chacun. C’est cette fameuse citation de Lawrence Weiner dans l’exposition Quand les attitudes deviennent formes (Berne 1969, refaite en 2013 à Venise) et qui peut très bien s’adapter à une exposition. Il disait alors : « Vous pouvez vivre avec, en la gardant en mémoire le reste de votre vie, où que vous alliez, vous pouvez l’avoir toute votre vie ». Une œuvre ou une exposition, ce qui est important pour moi, c’est qu’elle déclenche quelque chose, qu’elle nous touche, nous fasse percevoir les choses différemment, et qu’on la garde intimement et collectivement en mémoire.
Vincent Tanguy est un artiste, sculpteur, performeur et vidéaste, qui est basé à Paris. Il explore les récits contemporains liés à la technologie, à l’optimisation du quotidien, et à la manière dont les systèmes numériques redessinent nos comportements et nos environnements. Son œuvre s’inscrit dans une pratique où la réflexion se conjugue au jeu, entre humour et poésie, dans une quête permanente de décalage et de réappropriation du réel.
Son travail a été présenté dans des lieux en France comme au Goethe-Institut (Paris, 2023), à la Galerie Le 19M (Paris, 2023), à la Fondation Fiminco lors de Jeune Création (Romainville, 2021), lors de la Nuit Blanche (Paris, 2020), à la Cité Internationale des Arts (Paris, 2017) et au FRAC Bretagne (Rennes, 2015). Il a également été invité à exposer à l’international, comme au Chicago Art Department (États-Unis, 2024), au Sci-Fi Floripa Film Festival de Florianopolis (Brésil, 2024), au Spazio In Situ de Rome (Italie, 2022), à la Violet Art Gallery d’Anvers (Belgique, 2022) et au China Yanping Art Harvest dans la province du Fujian (Chine, 2018). Il a reçu le Prix Host Call – Katapult Art Fund (France, 2021).
Si vous aussi, vous souhaitez contribuer au dossier « Qu’est-ce qu’une bonne expo? », les modalités de l’appel à projet sont à lire ici