Vers le visage au fémininmasculin ?

Vers le visage au fémininmasculin ?
Aziz+Cucher, portrait issu de la série Dystopia, 1994-95.
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Art Critique accueille un deuxième dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Visage(s) à contrainte(s) : le portrait à l’ère électro-numérique », ce dossier coordonné par Vincent Ciciliato (artiste et Maître de conférences en Arts numériques à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne) a pour but de confronter la représentation du visage (et plus particulièrement le genre classique du portrait) à sa médiatisation technique.  La période choisie – des années 1960 à aujourd’hui – tend à circonscrire un cadre historique dans lequel les technologies électroniques et électro-numériques semblent s’imposer massivement dans les modalités de construction et de réception des œuvres. Cette imposition technologique nous fait donc avancer l’idée de « visages à contraintes », au travers de laquelle se tisse ce lien d’interdépendance (« contrainte », de constringere : « lier ensemble, enchaîner, contenir »), de réciprocité immédiate, entre opération technologique et émergence de nouvelles visagéités. Aujourd’hui, nous publions une contribution de Anna Szyjkowska-Piotrowska.

 

Introduction

Nous nous intéressons dans ce développement quasi exclusivement aux images de visages qui se reproduisent à l’infini dans les miroirs des outils technologiques (la photographie, le phénomène du selfie, les possibilités du morphing, les réseaux sociaux : Instagram, Facebook, Twitter). Néanmoins cette construction ne se limite pas seulement au visible, même à notre époque de l’image numérique ou plutôt surtout à notre époque numérique. Le contenu discursif, les commentaires que nous ajoutons aux images, les réactions au selfie (feedback présent à côté d’une photo sur Facebook, par exemple) font en effet partie intégrante de cette mutation nouvelle du portrait, et par là même nous montrent que le visage est une construction du discours et de l’image. Qu’en effet nous performons nos visages – ce qui dépasse le visible – et qu’il y a toute la construction discursive, philosophique du visage qui le constitue.

Ce qui a été par conséquent oublié, c’est le caractère et la source symboliques du visage. Le symbole réunit les opposés – le visible et l’invisible, le discursif et le visuel. Cela peut nous servir à interpréter, saisir et comprendre ce phénomène, et cette construction qui nous englobe par sa nature oxymorique. Mais qui nous échappe à cause de notre approche dé-symbolisée, simplifiée, à chaque fois obsédée par un seul côté de la pièce. On a oublié les deux visages du dieu du commencement et de la fin, de l’avenir et du passé : Janus. Sans cela, il est difficile de tirer des conclusions, d’établir des liaisons. Le risque est de se confronter à des alternatives abruptes.

L’aspect symbolique du visage nous est déjà connu des écrits de Platon où il incarne parfaitement l’idée de symbolon, une entité composée de deux aspects. En effet, dans le récit qui nous est donné par le philosophe, les humains avaient deux visages : l’un d’homme et l’autre de femme, et chacun regardait dans des directions opposées[1]. Néanmoins, ils se sentaient si complets qu’ils en oubliaient d’être humbles. Les dieux les ont punis en coupant leurs corps en deux et, par la même occasion, en leur laissant un visage qui n’était plus capable de regarder dans les deux directions à la fois. Et depuis chacun possède seulement soit le visage de la femme, soit celui de l’homme. Mais alors – pour continuer avec la thèse de Platon – peut-être que la seule possibilité de restaurer ce symbolon serait « l’anamnèse culturelle », c’est-à-dire le fait de se souvenir des racines du visage? Est-ce ce qu’on est en train de réaliser au tournant du XXe et XXIe siècles ?

L’idée de la différence entre le visage féminin et le visage masculin a été mise en doute plusieurs fois à notre époque. Ingmar Bergman semble être conscient de la légende de Platon quand il superpose deux images de femmes dans Persona (1966) et les laisse se fondre. Chez Bergman, cependant, cela concerne l’amour et l’identité, et donc le problème du même, alors que dans l’art féministe, le visage et le sexe sont déconstruits comme épicentres de la différence parce qu’ils participent aux divisions du pouvoir.

Les artistes féministes montrent souvent qu’on vit le visage comme un piège. Existe-t-il un visage féminin ? Est-ce une construction culturelle produite par des images qui s’impriment sur la peau ? Est-ce une autre histoire physionomique qu’il nous faut pour interpréter les significations des lignes, des espaces et des formes ? Peut-être le visage féminin est-il le lieu où apparaissent toutes les métamorphoses de l’identité. Il est une aventure avec le visible du visage : des pratiques anciennes de masques et de maquillage, jusqu’à l’usage de Photoshop, les morphings et les interventions de chirurgie esthétique. La recherche de soi dans la peau de la femme a laissé des images fort intéressantes pour analyser l’identité et la politique de la différence visuelle dans notre époque contemporaine.

Comme on le découvre, non seulement avec Emmanuel Levinas, mais aussi avec de nombreux artistes modernes et contemporains (Gertrude Arndt, Ingmar Bergman, Cindy Sherman, Aneta Grzeszykowska, Milja Laurila, Kristina Cranfeld et beaucoup d’autres), il existe une fissure dans la conception et la pratique du visage dans l’art et dans la philosophie qui ne doivent pas passer inaperçues aujourd’hui.

Fissure qui devrait nous obliger à penser au-delà (même si à partir) de la visibilité du visage – sa couleur, ses formes, ses proportions, son sexe. Nous savons que l’idée du visage comme information sur la provenance, l’intention ou le but du porteur nous a conduits dans les endroits les plus sombres de l’humanité (pensons à la longue histoire de la physiognomonie qui trouve pendant le vingtième siècle son apogée brutal dans la situation du visage dit juif). La physiognomonie continue d’influencer la façon dont on pense aujourd’hui (c’est le cas, par exemple, des outils servant à la reconnaissance des visages). Cette pseudoscience est en effet inscrite dans notre perception, mais elle constitue aussi un réflexe à combattre ou à négocier. Il faut donc garder l’ouverture de l’« autre monde » qui s’effectue dans l’observation du visage (non seulement Emmanuel Levinas, mais aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?[2] parlent du visage comme la possibilité d’un « autre monde ») et combattre l’instinct immédiat de la machine qui a tendance à dichotomiser ces deux aspects à première vue contradictoires.

               Cette fissure dans la conception et la pratique du visage qui ne parvient pas à négocier l’harmonie entre le visible et l’invisible, ou à synthétiser le féminin et le masculin, reflète notre situation de l’être humain dé-symbolisé, dépourvu de la tension constante des opposés et condamné à des séries d’alternatives : féminin/masculin, corps/âme, etc. Une de ces alternatives est celle faisant dialoguer le vrai visage et le masque : comme s’il fallait choisir entre une conception épiphanique du visage et celle d’un visage comme machine qui dichotomise et exclut. Levinas idéalisait le visage, Deleuze[3] voulait l’anéantir. Chacun voyait seulement une partie du symbolon. Or, on est forcé de vivre avec ces deux opposés symboliques.

Néanmoins, la violence inhérente du visage est également perçue par Emmanuel Levinas[4]. Le visage nous est en quelque sorte imposé, de différentes manières, telle était également l’opinion de l’écrivain-philosophe Witold Gombrowicz qui considérait le visage comme une forme forcée. S’en est suivie la rébellion la plus naturelle contre la forme du visage (avec son apothéose dans la philosophie de Gilles Deleuze, ou dans les peintures de Francis Bacon, ou ensuite dans les travaux des artistes Aziz+Cucher). Le visage, qui était autrefois une façon de représenter l’identité d’une personne, est devenu un moyen de la saboter visuellement – distorsions, gros plan, portrait-robot, effacement… – en mettant en question les notions liées aux constellations « traditionnelles » de perception de la subjectivité.

 

Francis Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Velásquez, 1953.

 

Plusieurs éléments ressortent de ces phénomènes de déconstruction du visage, que ce soit dans le champ artistique ou celui de la philosophie. L’un d’entre eux c’est que le visage a été reconfiguré. La multitude des concepts qui composent cette construction culturelle a changé. La question qui doit être posée c’est si les nouvelles technologies – parmi elles le morphing – nous offrent la possibilité de nouvelles synthèses, nous permettant de nous libérer des oppositions qui nous empêchent le retour aux tensions symboliques précédemment évoquées, et semblent nous pousser de nouveau vers des phantasmes physionomiques.

               Pourtant, il semble que l’opportunité d’une synthèse avec d’anciennes approches du visage soit possible, si seulement nous sommes capables de comprendre les relations qui existent entre la physiognomonie et les ruptures des avant-gardes du XXsiècle. En ce sens le changement des systèmes de représentation a non seulement un sens esthétique, mais aussi éthique. Quelle est donc cette nouvelle configuration des concepts qui transgresse les vieux pièges de la visibilité du visage ? Qu’est-ce que serait cet après-visage ou post-visage qui en résulte ?

 

Reconnaître ne veut pas dire connaître

Et si le visage était un museau d’animal transformé, car moins poilu… Et si le visage était une trace de Dieu dans ses aspects sensuels… Ou peut-être : dès le début, le but de l’existence du visage est son évolution comme écran interactif – visuel, auditif, olfactif, tactile. En tant que trait corporel, le visage ne serait donc pas, ni le plus humain, ni le plus animal, mais celui qui se rapproche le plus des machines modernes : il affiche ses messages ou s’enfonce dans la noirceur d’une profondeur de surface.

               Comme l’indiquent Stan Z. Li et Anil K. Jain dans Handbook of Face Recognition[5], une version contemporaine de la physionomie (physiognomie ?) est le principe de reconnaissance automatique du visage. Le processus de reconnaissance faciale est opéré comme une tâche automatique, exécutée de façon routinière. Il est utilisé dans le cadre de l’imagerie numérique, dans de nombreuses applications d’interaction homme-machine, en utilisant des identifications biométriques dans le secteur de la sécurité. L’interface technologique qui sert à reconnaître les visages en vue de la sécurité publique, dont le fonctionnement est fondé sur le principe de reconnaissance morphologique immédiate, est encore une manifestation de l’utilisation du visage de l’autre, de la volonté de s’approprier son image. Des intuitions présentes chez Husserl, ainsi que le modèle idéalisé du visage chez Emmanuel Levinas, restent actuels comme réponse. Sur le plan théorique, l’idée d’un dépassement de la seule part figurative du visage indique une certaine dimension éthique de ce que nous pourrions appeler l’« après-visage[6] ». Les différentes interprétations de l’œuvre de Levinas proposent de développer la proto-éthique[7] comme une relation avec le visage de l’Autre dans laquelle nous sommes appelés à la réponse et à la responsabilité, dans un champ qui précède toutes les lois et tous les règlements imposés. Dans le même temps, la proto-éthique, profitant du modèle idéal de la relation face à face semble porter en soi la supposition selon laquelle ce modèle est nécessaire, justement parce que la machine abstraite de la discrimination, inscrite elle aussi dans notre perception, est toujours en marche. La proto-éthique saisit ce qui est universel dans le visage et dans la relation avec celui-ci, d’où son sens et sa valeur qui peuvent dépasser une culture donnée. L’obéissance au visage de l’Autre apparaît comme une sorte de conjecture imposée à soi-même quant à l’innocence de cet Autre.

Levinas parle de la façon dont l’Autre se révèle, comme d’une épiphanie ; Deleuze parle de la façon dont le moi le perçoit, à travers le système de la visagéité. La proto-éthique devient un plan qui articule ces deux références au visage, car ce que l’on voit devient l’objet d’une appropriation, d’une appréciation qualitative et quantitative, et en même temps un mot compréhensible qui est nu et qui nous dénude jusqu’à ce qui est commun. Le visage n’est pas plus une image que l’appel qui en découle n’est une éthique. Il est donc une proto-image de même que la responsabilité envers le visage est une proto-éthique. Le visage fonde, en tant que premier fondement, la compréhension de l’image. Il la précède au sens métaphysique si l’éthique peut être pour nous, post-postmodernes, métaphysique, c’est-à-dire ce qui est au-delà du physique.

Le visage nous échappe si on reste dans des vues construites sur des oppositions. L’ancien paradigme du visage repose sur une constellation de notions comme l’identité, l’individualité et la totalité. Ce sont des notions qui ont été mises en question pendant la modernité et surtout par la postmodernité. Quel pourrait donc être un nouveau paradigme du visage ? Pour le dire autrement, quel est l’ensemble de notions qui forment cette construction culturelle qui est le visage, en prise avec notre époque contemporaine ? Si on essaie de voir cela à travers le champ des images numériques, qui sont les signum temporis de notre époque, peut-on déjà y répondre ? Peut-être que les termes propres aux images actuelles du visage se posent en tant que contraires aux notions attachées à son ancien paradigme. Parmi ces contraires, nous pouvons par exemple parler du processus de dés-identification (au lieu de l’identité), ou bien de l’idée de visage fragmenté (au lieu de lui attribuer celle de totalité). Ou encore, nous parlons bien d’uniformité au lieu d’individualité. Et comment inclure enfin celle ambiguë d’interactivité ?

 

Ne pas reconnaître n’est pas le choix

À partir du moment où le neurologue allemand Joachim Bodamer décrit le cas de patients qui ne peuvent pas reconnaître les visages des personnes qui leur sont proches et donne le nom de « prosopagnosie » à cette condition, on a discuté de la possibilité d’un centre spécifique du cerveau responsable précisément de cette fonction. La deuxième possibilité étant que la reconnaissance du visage fasse simplement partie du système global de reconnaissance du cerveau. L’important est le fait, ici, que les personnes souffrant de ce dysfonctionnement ne reconnaissent pas le visage dans son ensemble, tandis que la capacité de percevoir d’autres objets reste inchangée. La recherche a cependant démontré que les formes en fuseau, caractéristiques du visage, provoquaient une plus grande stimulation de certaines régions du cerveau que la seule observation d’objets. Cette découverte permet, semble-t-il, de distinguer une large zone du cerveau responsable de la reconnaissance faciale. La reconnaissance du visage repose-t-elle donc sur des fonctionnements organiques ? Ou est-elle seulement due à des phénomènes culturels ? Les humanistes ont un différend quant à savoir si le visage a une valeur inhérente ou une valeur donnée – et si elle est donnée, vaut-il la peine de continuer à essayer de la définir ? Du point de vue scientifique nous observons également une division entre ceux qui pensent que la perception du visage est différente de la perception des autres objets : plus spécialisée, holistique, congénitale ; et ceux qui considèrent que la structure sur laquelle repose la perception du visage correspond à un tout autre mode de perception.

Gilles Deleuze et Félix Guattari semblent être en faveur de la prosopagnosie[8] en tant que phénomène culturel. Non seulement nous cherchons ses arrangements dans des motifs chaotiques, de constellations de nuages, d’étoiles ou de cailloux sur la route, mais surtout le visage constitue une matrice de la pensée. Selon Deleuze et Guattari, le visage, même s’il fonctionne comme ce qui est individuel, exige que cette individualité vienne de ce qui est général – par exemple du stéréotype. La machine abstraite fait des choix et des sélections, vérifie si le visage est dans le « canon ». Ceci est réalisé en évaluant les parties du visage. Nous avons ici une relation binaire du type oui ou non. La machine se débarrasse des visages d’une apparence inadaptée ou suspecte. Ce processus est complexe, il permet de tolérer certains visages comme deuxième ou troisième choix. De même, la physionomie semble être basée sur la typologie et la classification, qui se traduit par une dichotomie – principalement dans la distinction entre les « bons » et les « mauvais » visages. La physionomie dessine des lignes de divisions et de connexions, elle divise en types, remplissant le discours avec le visage et le visage avec le discours. En ce sens, la physionomie n’est-elle pas l’un des plus anciens noms de la machine abstraite décrite par Deleuze et Guattari ?

Les deux philosophes ne sont pas les seuls à définir le visage en tant que pôle de séparation, plutôt que possibilité de contact. Par exemple, l’artiste contemporaine afro-américaine Kara Walker aborde le visage non seulement comme sujet permettant la rencontre, comme le voudrait Emmanuel Levinas, mais également comme la limite du « moi » – comme un mur, et souvent littéralement un « mur blanc », le visage blanc d’un homme blanc. Walker utilise la stéréotypie attachée à la physionomie pour en interroger les préjugés, principalement raciaux dans le cas présent. Walker combine le genre du portrait de silhouette et le théâtre d’ombres, en redessinant les traits de l’apparence externe communément associés aux personnes noires.

 

Mascarades

Avec l’avènement de nouvelles technologies qui ont déconstruit, reconstruit et reconfiguré la visibilité du visage, il est devenu évident que cette dernière s’appuie sur une construction culturelle puissante. D’un côté, la singularité du portrait, de l’autre, l’omniprésence du visage et de ses images auxquelles nous nous confrontons chaque jour. Benjamin Buchloh – historien de l’art et critique d’art allemand – a proposé le terme « anti-portrait », pour désigner cette déconstruction de l’image du visage et toutes les significations. Mais que cela signifie-t-il ? Quel type de paradigme l’anti-portrait veut-il nier ? Walter Benjamin[9] avait déjà attiré notre attention sur l’importance du processus de reproduction dans la définition de l’original et de sa signification. Ce que Benjamin a analysé au sujet des œuvres d’art, des images sur une toile, peut être également appliqué au visage, qui peut être perçu comme une sorte de « proto-image » : le visage reproductible de différentes manières et sur les différents médias – mais également aujourd’hui sur la peau par le biais de la greffe du visage. Si nous pensons aux images de l’antiquité, ce sont les Égyptiens qui avaient déjà tenté de pétrifier, fixer les images du visage et de la tête pour préserver le corps, pour en garantir l’immortalité, mais aussi pour préserver l’identité des défunts. Les Égyptiens sculptaient des têtes – tête de réserve – qu’ils laissaient dans la tombe pour le cas où la tête « originale » aurait été altérée ou aurait disparu.

Or, ce processus de disparition est au cœur des transformations des avant-gardes du tournant des XIXe et XXe siècles. À travers l’image de la femme et de son visage. Une image du féminin qui a été sacrifiée par des siècles d’idéalisation, et qui est alors devenue le lieu principal de la lutte envers l’ancien régime de représentation et l’ancien paradigme du visage et de l’identité. D’après Tamar Garb[10], l’année 1913, à Paris, se caractérise par la double disparition du visage de deux femmes séduisantes. L’une renvoie à un processus d’effacement des apparences formelles, l’autre à la disparition physique d’un objet. Dans le premier cas, l’image en question est le portrait de l’épouse d’Henri Matisse, Amélie, intitulée Portrait de la femme de l’artiste. La particularité de ce portrait est la disparition des traits caractéristiques du modèle, rendant l’image de ce dernier méconnaissable. Qu’est-ce qui a disparu ? La primauté de l’apparence ? Les principes de la similarité cartographique ? La séduction féminine ? La croyance que la beauté physique se traduit par une beauté spirituelle ? Les composantes de ces diverses questions semblent déterminer, en partie, les multiples aspects du paradigme de ce que nous définissions comme ancien visage. Le deuxième cas renvoie à la disparition de Mona Lisa (entre 1503-1517) de Léonard de Vinci volée au Louvre en 1911. L’œuvre était synonyme du charme féminin et de la force sensuelle. En ce sens, on peut également donner un caractère symbolique à cette disparition. La force de la peinture de Léonard de Vinci doit résider dans le contact usurpé de l’image et du spectateur – celui que nous cherchons également au contact avec l’icône. Mona Lisa semble suivre du regard le spectateur qui se déplace devant elle. Comme dans l’œuvre de Matisse on assiste à un geste visant à l’élimination du contact visuel, ou d’attraction sensuelle, entre la femme peinte et le spectateur. Dans le cas de Matisse, sa peinture était avant tout une surface peinte qui révélait ostensiblement ses traits picturaux. En ce sens, cette peinture peut être donnée comme exemple d’une image iconoclaste, désintégrant de l’intérieur sa visualité. Affectant ainsi les concepts d’intérieur, d’extérieur, de similitude (mimesis), d’expression ou de physionomie, sur lesquels reposait le paradigme dit « traditionnel » du visage, et par conséquent du portrait.

 

Henri Matisse, Portrait de la femme de l’artiste, 2013.

 

Dans l’art contemporain, on trouvera souvent une tentative de discréditer les efforts physionomiques pour trouver une identité permanente qui correspond au regard – par exemple, dans les travaux de Cindy Sherman. L’artiste s’habille changeant les attributs visibles de son époque, son rang social, son apparence. On peut la voir, entre autres, dans des photographies en costumes parodiant celles de l’époque des grands maîtres de la peinture (série History Portraits, 1988-90). Selon Kathleen Nicholson, ces portraits pourraient être inscrits dans la tradition d’un portrait allégorique. L’hypothèse de l’identité dynamique et instable des femmes dépeintes reste essentielle. Dans ses œuvres Cindy Sherman dépeint l’identité en tant que négociation entre les rôles sociaux. En affirmant une certaine fluidité de l’identité. Tout comme l’artiste moderniste Gertrude Arndt qui confrontait déjà, dans la première moitié du XXe siècle, les stéréotypes de son environnement et de son temps, en réalisant près de quarante autoportraits (les « Maskenselbstporträten », ou « autoportraits masqués »), en utilisant des vêtements trouvés et rassemblés. Elle pose alors comme une femme de la société bourgeoise, une petite fille, une veuve, etc.

 

Cindy Sherman, Untitled #213 – History Portraits, 1989.

 

               Gertrude Arndt, Cindy Sherman, ou encore Claude Cahun et Kristina Cranfeld, défient la relation entre exigences intérieures et extérieures, exigences sociales, vision de la féminité apprivoisée ou même délaissée par le regard masculin. En 2014, Kristina Cranfeld expose son projet Ownership of the Face, dans le cadre de la Biennale d’Istanbul. L’œuvre-manifeste met en scène plusieurs accessoires destinés au contrôle forcé et rationalisé de l’expression du visage[11]. L’artiste a créé des masques qui, appliqués sur le visage, en élargissent ou en déforment certaines parties. Un masque pour une hôtesse de l’air, avec des yeux agrandis (à l’aide d’une loupe) et un sourire prolongé par le masque, répond ironiquement aux attentes esthétiques des grands yeux et fournit également un sourire non-tombant – attitude enseignée lors des formations d’hôtesse de l’air. Cranfeld déclare à propos de ce projet qu’il s’agit d’un récit spéculatif dans lequel le visage humain devient intensément commercialisé et manipulé par les forces extérieures de l’artefact. Le projet imagine un avenir dans lequel les expressions faciales des employés (ici principalement des femmes) sont exploitées et contraintes par les entreprises en manipulant artificiellement leurs visages. Cranfeld joue aussi avec les stéréotypes du visage mystérieux qui soit se révèle, soit devient occulte. L’artiste crée également des masques qui recouvrent complètement le visage, le remplaçant par exemple par des ballons textiles colorés. Un tel geste reflète sa conviction d’une impossibilité de contrôler, aujourd’hui, l’image de son propre visage. Les masques de Cranfeld peuvent se présenter également avec des traits moins ironiques sous la forme de ceintures faciales qui servent à immobiliser le visage, afin de « pouvoir se débarrasser des effets secondaires du rire et du sourire, que nous tous détestons ». Le travail de Cranfeld tente d’interroger une société encore fortement soumise à des stéréotypes physionomiques.

 

Kristina Cranfeld, prothèse pour hôtesse de l’air, série Ownership of the Face, 2014.

 

Kristina Cranfeld, masque digital, série Ownership of the Face, 2014.

 

 

[1] Nous pensons à ce sujet à l’œuvre La Folie à deux (1992-96) de Fredicke van Lawick et Hans Muller, dans laquelle les visages des deux artistes se fondent graduellement, au fil de leur mise en série. On obtient, par morphing, une graduation entre les deux faces et leurs physionomies respectives, jouant, à certains moments, sur l’effacement des genres.

[2] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.

[3] Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Année zéro: visagéité », in Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.

[4] Emmanuel Levinas, La violence du visage. Entretien avec Angelo Bianchi, Paris, Balland, 2016.

[5] Stan Z. Li, Anil K. Jain, Handbook of Face Recognition, Springer Science and Business Media, 2011 (second edition).

[6] Voir Anna Szyjkowska-Piotrowska, Po-twarz. Przekraczanie widzialności w sztuce i w filozofii. Słowo/obraz terytoria, Gdańsk, 2015.

[7] Søren Overgaard, Wittgenstein and Other Minds : Rethinking Subjectivity and Intersubjectivity with Wittgenstein, Levinas, and Husserl, Routledge, 2007.

[8] Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Année zéro : visagéité », in Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.

[9] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité (1935), Paris, Éditions Allia, 2010 (4ème édition).

[10] Tamar Garb, The Painted Face: Portraits of Women in France, 1814-1914, London, Yale University Press, 2007.

[11] http://kristinacranfeld.co.uk/Ownership-of-the-face.html