La tradition du portrait à l’heure de la reconnaissance faciale 

La tradition du portrait à l’heure de la reconnaissance faciale 
Zach Blas, Facial Weaponization Suite, 2011-2014
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Art Critique accueille un deuxième dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Visage(s) à contrainte(s) : le portrait à l’ère électro-numérique », ce dossier coordonné par Vincent Ciciliato (artiste et Maître de conférences en Arts numériques à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne) a pour but de confronter la représentation du visage (et plus particulièrement le genre classique du portrait) à sa médiatisation technique.  La période choisie – des années 1960 à aujourd’hui – tend à circonscrire un cadre historique dans lequel les technologies électroniques et électro-numériques semblent s’imposer massivement dans les modalités de construction et de réception des œuvres. Cette imposition technologique nous fait donc avancer l’idée de « visages à contraintes », au travers de laquelle se tisse ce lien d’interdépendance (« contrainte », de constringere : « lier ensemble, enchaîner, contenir »), de réciprocité immédiate, entre opération technologique et émergence de nouvelles visagéités. Aujourd’hui, nous publions une contribution de Carole Brandon.

 

Passage par écrit. Re-connaissance.

C’est la photographie qui rend l’image-portrait accessible à tous et pas seulement réservée à l’installation et l’éloge du pouvoir. « Les grandes avancées techniques vont alors de pair avec une nouvelle vision sociologique1 », et ce phénomène massif d’individualisation d’une nouvelle classe sociale accompagné par les progrès techniques, à portée de tous (daguerréotype), vont amener l’image dans les documents officiels. L’abolition par les Républicains des passeports internes et livrets (pour les ouvriers, nomades, migrants, forains), sous prétexte d’état policier installé par le Second Empire, va introduire l’image : en 1880 la fiche anthropométrique impose la photographie, les caractères physiques et les empreintes digitales (1870).

Auxquelles vont s’ajouter tous les délires anthropométriques : physiognomonie2, bertillonnage, L’art de connaître les Hommes par leur physionomie (Johann Kaspar Lavater, 1806), phrénologie3, etc.

Le portrait va assurer le succès de la photographie (90 % des photographies prises au XIXe étaient des portraits). Dans le même temps, comme l’écrit le sociologue Sylvain Maresca, « le portrait ravive la politique du droit social de l’individu, de tous les individus, à disposer de leur propre image au lieu de rester confondus dans des entités globalisantes comme le Tiers état, le Peuple, les Masses4 ». La photographie aide à mettre en forme visuellement l’idée d’individu qui va obséder nos sociétés modernes occidentales. La machine photographique va ainsi être mise en avant par son objectivité et sa mécanicité distante reproductible qui garantit finalement une ressemblance absolue. Ainsi, les photographies métriques d’identification et de catégorisation des individus vont envahir différents champs de la société : la médecine, la police, la conquête coloniale…

Le XIXe va reconnaître « l’identité » et « l’identité raciale » d’une personne à partir d’un ensemble de signes visibles inscrits sur la surface du corps, dont la photographie serait la preuve objective et évidente. Va se développer mondialement, une focalisation sur le visage en particulier. L’idée est de collectionner des types et de constituer des typologies par la ressemblance permettant la reconnaissance de traits communs. Questions que l’on va confier à des machines de plus en plus performantes, jusqu’à aujourd’hui ce qu’on nomme la reconnaissance faciale.

« La reconnaissance faciale est le traitement automatique d’images numériques qui contiennent le visage de personnes. Technologie biométrique, où un capteur détecte un visage, le transforme en données numériques pour le comparer à une base de données, ces deux dernières opérations étant réalisées par un algorithme5 ».

 

Exemple de système de reconnaissance faciale.

 

La reconnaissance faciale s’est développée très rapidement à partir de 2001 dès l’invention d’une détection des visages en temps réel. La détection de visages permet de repérer la présence dans une image numérique des caractéristiques de visages humains (yeux, nez, bouche, écarts entre eux et contours). La reconnaissance permet d’identifier une personne à partir de cette détection sur la géométrie des visages : mesures des points caractéristiques comparées à une série d’images (dans une base de données). Aujourd’hui, les algorithmes comme le logiciel de NEC6 Neo Face Recognition (avec VIP identification software, logiciel pour reconnaître des stars7 !) ou la controversée NameTag8 sont capables d’identifier des personnes avec lunettes, écharpes ou chapeaux et détecter à 96 % le genre et l‘âge de la personne9. Des outils de mesure et des appareillages spécifiques naissent pour détecter des caractéristiques communes et des points de différences des visages afin de repérer, signaler et catégoriser les individus.

Cependant, appuyé par le développement des techniques de catégorisation (la machine Hollerith des recensements aux États-Unis, par exemple), le visage devient un enjeu de contrôle. Dès lors, on recherche à partir de la description de caractéristiques physiques des ensembles, des catégorisations pour extraire et cibler des caractéristiques comportementales.

L’avènement de ce que Michel Foucault nomme les technologies politiques du corps10 : à la fois par la mise en place de réseaux d’observateurs (pour la police) dans l’espace public, d’appareillages socio-techniques (méthode, outil et nouveaux espaces d’incarcération) et d’une invisibilisation de la justice par l’intermédiaire d’une machine administrative. Cette mise en place d’un dispositif gouvernemental disciplinaire (selon Foucault) migre aujourd’hui dans nos objets connectés et les réseaux sociaux, en dispositif de contrôle, avec les calculs algorithmiques comme intermédiaire et la reconnaissance faciale11 comme réseau d’observateurs en temps réel.

À l’image actuelle de nos voisins vigilants et webcams connectées, ces opérations confirment que « l’identification est un processus de connaissance construit par et pour l’état : sa maîtrise permet de mobiliser et localiser les hommes, dont il souhaite contrôler les mouvements sur son territoire mais aussi de classer les populations et plus généralement d’agir, cela représente un enjeu considérable pour l’édification de l’État Moderne12 ». Contrôle qui s’installe dans l’espace public (caméra de surveillance) et dans l’espace privé (Internet of Things) couplé par la géolocalisation. Désormais la machine prend la place dans cette invisibilisation d’une surveillance généralisée dont l’image du visage et profil d’un individu n’est plus sa mise en valeur mais une donnée lucrative.

Le masque

Pommier soulève l’idée que « le portrait apparaît d’abord comme un moyen de reconnaissance13 ». Il étudie justement les variations sous-jacentes à cette question de reconnaissance qui selon les siècles et les artistes ne désigne pas tout à fait la même chose. Que met-on derrière cette question du portrait ? Ressemblance, imitation, l’être en présence, moyen de connaissances, transmission de valeurs humaines, un souci d’idéalisation (limiter les défauts ou non)… Pratiques devenues désormais courantes n’étant plus, semble-t-il, dépendantes d’un savoir-faire artistique et plastique.

Les traditions du portrait comme moyen de reconnaissance (puisque ressemblance), d’être connu et reconnu, n’est plus dépositaire d’un savoir-faire de l’artiste, mais se donne à tout un chacun avec un appareillage mis entre toutes nos mains. Éric Sadin parle de « subjectivité amplifiée secondée par des protocoles déductifs hyperindividualisés14 », c’est également la stratégie qu’utilisent les artistes pour contourner le système. Certes le portrait devient aujourd’hui la forme commune d’un geste banal dont la technologie impose postures, pratiques et codes de la même manière que le peintre de portrait prenait en charge les détails de commande, les méthodes de fabrique, très codifiés, au XVIIIe15. Cette glorification du portrait de l’individu unique en peinture mute finalement en hyperprésence codifiée sur les réseaux sociaux. « On fait comme s’il suffisait de rationaliser la circulation des informations », écrit Louise Merzeau, « la manière dont le trafic des données affecte contenus et identités n’est jamais prise en considération16 ».

Pour contrer cette ambivalence, ne pouvant agir sur des systèmes informatiques puissants et trop complexes, les artistes vont se placer entre les espaces du trafic. Ils interrogent le contenu et tentent justement de rendre visible ces mécanismes d’uniformisation et de catégorisation des individus tout en proposant des solutions de protection.

 

Leo Selvaggio, URME Surveillance, 2014 (crédits : site de l’artiste).

 

Leo Selvaggio, justement, se clone volontairement. Il vend (à prix coûtant) un masque en résine ou en papier de son propre visage. Vivant à Chicago (ville où 25 000 caméras de surveillance se raccordent à un unique réseau de reconnaissance faciale), il propose l’image de son visage en affirmant dans son projet URME Surveillance17 2014, (prononcer (you) U (are) R me) que ses masques empêchent la détection et permettent de retrouver un espace de liberté et d’anonymat sous l’identité de quelqu’un d’autre.

Ici se matérialise ce que Édouard Pommier18 nomme la dissociation amorcée avec la Modernité, entre le modèle et l’œuvre d’art : en finir avec la séparation portrait ressemblant / portrait idéalisé (position de l’Académie depuis la Renaissance) en faveur « de l’exaltation du faire de l’artiste ». Ce qui compte dans le tableau est sa survie à la postérité, au-delà de la ressemblance, c’est-à-dire les qualités picturales de l’œuvre et donc une dévalorisation du sujet représenté, mais une imposante présence du peintre.

Dans URME, la dévalorisation du sujet par l’effacement de son visage, mais pas de sa présence, rejoue l’uniformisation exercée par les dispositifs de sécurité. Ils ne peuvent fonctionner que par leur pouvoir de penser tout problème en termes de calcul et probabilité, c’est-à-dire une recherche et une analyse quantitative des phénomènes. La « fonction sujet » (les signes et énonciations produits par chaque individu), en référence à Deleuze et Guattari, s’inscrit bien ici dans l’infrastructure économique mise en place. Prendre la place de tout un chacun par son visage, c’est imposer une normalisation du même, pour paradoxalement déjouer la norme algorithmique et inventer une nouvelle forme de subjectivité (la liberté d’agir en se cachant derrière le visage de l’artiste).

Selvaggio incarne physiquement son engagement politique et social ; il donne son visage comme norme à la fois réalité ressemblante, image et imaginaire (rôle traditionnel du portrait donc). Il propose trois manières de s’approprier son visage et donc de faire œuvre soit par l’incarnation (le masque en résine 3D), le costume (le masque en papier) et le tag d’identification (le URme Facial Video Encryptor utilise le canal de votre webcam pour « patcher » le visage de l’artiste à la place du vôtre quand vous êtes connecté)19. L’artiste, comme dans l’élaboration d’un portrait, propose d’incarner (avec son propre visage) la médiation de l’artiste au cœur même des flux de productions entre le modèle et désormais des traitements informatiques (non plus les traitements picturaux ou une postérité muséale). L’artiste agit directement dans le dispositif. Déjà avec l’urbanisation, l’industrialisation fin XIXe siècle et la rapide diffusion des images, le portrait devient très vite pour les artistes lieu de détournement et de travestissement, dans l’espace photographique : le visage de l’artiste comme interface perturbant les normes et habitudes de la notion de ressemblance et d’unicité (Marie Høeg, Man Ray, Marcel Duchamp, Claude Cahun, par exemple).

Ainsi l’artiste, comme le hacker, le lanceur d’alerte, représente les nouvelles figures d’aventuriers et d’aventurières imposteurs d’un monde ultra-connecté où la machine prend place dans l’invisibilisation d’une surveillance généralisée. L’opacité du dispositif remplace l’obscénité du monstrueux et des démonstrations violentes. Comme le dit Giorgio Agamben, cela évite débats, protestations et remises en cause. Ces aventuriers déploient des stratégies individuelles basées désormais sur le collectif et pour le collectif, par le traitement uniforme de nos visagéités. Retourner, confondre, camoufler par autant de signes codés, déjouant la réception machinique.

Le camouflage contre la détection

L’artiste se situe bien entre des usages imposés et des pratiques collectives. Il interroge cette massification par la mise en visibilité du processus de calculs, l’utilisation des données et les logiques de surveillance. Le territoire de l’œuvre s’insère directement dans ces dispositifs (Agamben) où tout est organisé pour la soi-disant libre circulation des données, d’un côté, tout en mettant en avant dans le discours la méfiance inhérente et la fragilité du système, de l’autre.

Pour interroger cette contradiction, avec l’œuvre CV Dazzle20, de 2010, Adam Harvey s’intéresse au camouflage. Dans l’héritage de cette question de l’apparat et du costume (par le maquillage et accessoire, mais aussi par la question des motifs) dans la lignée classique de la gloire du portrait, il s’inscrit également dans les fictions des personnages faussaires et imposteurs. Il propose des masquages décoratifs de nos visages (maquillage ou extension capillaire) anti-reconnaissance faciale, tout en nous permettant d’affirmer une identité commune de style (marque du peintre ?), dont le poil et le cheveu, le motif et le signe, déjouent la reconnaissance individuelle pour une reconnaissance collective de résistance et l’élaboration d’un portrait par un artiste.

 

Adam Harvey, CV Dazzle look 5, 2013 (crédits: site de l’artiste).

 

Adam Harvey, CV Dazzle look n° 6, n° 7, 2013 (crédits: site de l’artiste).

 

L’œuvre utilise Open CV, un logiciel de détection21 créé par Paul Viola et Michael Jones, ingénieurs américains qui déposent cette méthode (méthode Viola Jones) en juillet 2001. C’est une méthode de balayage basée sur l’apparence qui cherche sur l’image un nombre récurrent de caractéristiques. Il s’agit d’un calcul synthétique non pas sur la valeur des pixels, mais les différences de sortes de pixel sur plusieurs zones adjacentes : sorte de tramage appliqué à l’image.

L’œuvre s’intitule CV pour Computeur Vision et Dazzle est une référence au camouflage employé par les bateaux lors de la première guerre mondiale : camouflage disruptif inventé par l’artiste anglais Norman Wilkinson22. Il a eu l’idée de peindre des motifs répétitifs formés d’enchevêtrements de lignes et de contrastes de couleurs pour protéger les navires. Technique rapidement abandonnée avec l’arrivée du radar. Jan Gordon, lieutenant de la Royal Navy, qui avait collaboré avec Wilkinson au développement de cette stratégie du camouflage, explique ainsi que « le camouflage disruptif atteint son objectif non en se rendant invisible au sous-marinier, mais en brouillant son jugement ». En effet, notre vision utilise des indices monoculaires (taille, perspective géométrique, chevauchement des éléments, précisions, articulation ombre lumière, perspective en mouvement, couleurs) et binoculaires (appréhender la distance et la profondeur en associant deux images). Dans ses cours sur le camouflage, György Kepes dit que « la reconnaissance est l’un des moyens les plus fondamentaux qui justifient de « voir » un seul élément dans une grande masse. Dans le camouflage, ce facteur de reconnaissance, ainsi que la fusion des détails en une même masse, peuvent être utilisés efficacement pour faire « voir » à l’observateur d’autres choses en dissimulant l’objet pertinent23 ».

 

L’USS West Mahomet en camouflage dazzle (1918).

 

Ainsi dans l’œuvre de Harvey, le maquillage et les cheveux non perçus en tant que masque (comme pour URME) doivent être asymétriques pour ne pas ressembler à un visage : « le fait de masquer le pont du nez (où se rejoignent les yeux, le nez, le front) semble interférer efficacement avec les algorithmes, tout comme le fait de masquer partiellement la région oculaire. Certaines formes géométriques à fort contraste peuvent aussi troubler les méthodes de détection ».

Ce qui nous intéresse dans l’œuvre de Adam Harvey est l’idée d’une uniformisation de l’individu à l’image, par des sur-signes qui cachent l’individualité (les signes distinctifs de nos visages). On rejoue les attitudes, grimaces, postures, l’embellissement de la mise en scène de soi pour se protéger des détections et non pour se mettre en valeur. Ces signes de reconnaissance deviennent des signes de résistance entre camouflage et peinture de guerre dépendant des contraintes machiniques de détection, mais affirmant une volonté de ne pas s’y soustraire.

À cause de la standardisation du point de vue, de la taille, de la distance de l’expression neutre apparaît alors cette similitude avec les photographies anthropométriques qui apportent une homogénéité des images et une uniformisation des visages. Tous se ressembler pour affirmer des points communs qui ne sont pas sur la récurrence des signes visibles, mais sur la posture individuelle au sein d’un groupe engagé. Cela renvoie aux cultures primitives de signaler par les coiffures, les bijoux, les peintures, tatouages ou scarifications une appartenance à un groupe ethnique, à une communauté et ainsi la défense de valeurs. Les attributs et accessoires déterminent un moyen de connaissances et de reconnaissance dans la pure tradition du portrait finalement, non pour la gloire d’un individu, mais plutôt pour la protection de nos individualités.

Le monstre contre les stéréotypages

Le désir de re-connaître des visages est désormais industrialisé, mécanisé et confié à des calculs machiniques. Comme avec la photographie, l’objectivité est mise en avant : le traitement informatique permettrait de minimiser voire d’annuler tous jugements subjectifs de traitements des données, de n’avoir pas de jugement sur les stéréotypes. Pourtant la norme de la reconnaissance faciale reste toujours le blanc hétérosexuel masculin : il domine encore dans le traitement et la hiérarchisation des informations.

C’est justement ce que pointe l’œuvre de l’artiste Zach Blas, car elle rend visible le poids de nos données (ce qu’utilise la reconnaissance faciale) pointées comme éléments de stigmatisations. Sous un informe masque24 créé collectivement, le monstrueux se signale, mais nous protège. Facial Weaponization Suite, 2011-201425, lutte contre les possibilités de détection par des procédés de calculs biométriques mis au service de la surveillance de certains types d’individus. Cette œuvre questionne avant tout la catégorisation que génèrent voire imposent ces technologies. L’artiste a travaillé sur l’exclusion et nos stéréotypes pour contrer ces typologies. L’œuvre existe uniquement dans le cadre d’interventions ou performances spécifiques, publiques, en petits groupes choisis en fonction de critères minoritaires et d’exclusion. Pour créer un masque, les visages des participants et participantes sont scannés via un Kinect. Toutes les données faciales individuelles sont rassemblées et mélangées. Le masque final ne représente pas la moyenne des signes récurrents comme dans l’anthropométrie, mais bien un composite global. Le masque généré par le logiciel de modélisation (type morphing) ressemble à une forme abstraite non identifiable qui reste un portrait puisque est regroupé l’ensemble des caractéristiques de chacun et chacune. À partir du modèle 3D obtenu, un moule en résine est fabriqué. Chaque participant et participante reçoit ce masque qui représente ce groupe-là à ce moment-là : ils doivent décider ensuite de l’intervention publique collective qu’ils souhaitent réaliser pour alerter sur cette biométrisation et stigmatisation des individus.

 

Zach Blas, Facial Weaponization Suite, 2011-2014

 

La première intervention s’est déroulée à Los Angeles 2012. Réalisée avec un groupe d’hommes homosexuels ou queers, elle s’intitule Fag Face. C’est une insulte homophobe qui insiste sur le fait que nos déterminismes sont inscrits sur la biologie de nos visages. Et surtout cette insulte affirme que l’homosexualité d’une personne se lit sur son visage. L’artiste, également chercheur, s’intéresse à une soi-disant étude de 2008 faite par Nicholas O.Rule et Nalini Ambady, publiée dans Journal of Experimental Social Psychology sur l’utilisation scientifique de ce que l’on nomme plus vulgairement un gaydar. Son œuvre est une réponse à ces études qui relient la détermination de l’orientation sexuelle à travers des techniques rapides de reconnaissance faciale – dont nous avons eu un petit revival par d’autres soi-disant scientifiques, en septembre 2017 affirmant qu’un algorithme de reconnaissance faciale est plus à même de détecter l’orientation sexuelle d’une personne que les êtres humains26.

Zach Blas se pose la question de l’élargissement à d’autres types ou groupes d’individus considérés comme « indésirables ». Il écrit à ce sujet : « le masque Fag Face a été créé en mélangeant différentes caractéristiques faciales d’homosexuels. Ce masque est donc potentiellement gay27 ». Suivront quatre autres interventions, une au Reed College mars 2013 sur l’incapacité des technologies biométriques à détecter la peau sombre. « Un autre masque explore une conception tripartite du noir, divisée entre le racisme biométrique (l’incapacité des technologies biométriques à détecter la peau sombre), le favoritisme du noir dans l’esthétique militante et le noir évidemment informatique28 ». Le troisième concerne le féminisme et en particulier une réaction aux lois anti-burqa29, en France. Comme si le voile devenait un site troublant qui transforme la visibilité en une logique de contrôle oppressive. Le quatrième masque cible plus particulièrement l’utilisation de la biométrie pour sécuriser les frontières entre le Mexique et les États-Unis.

Si nous partons du principe que la différence est marquée sur nos visages, comment est-ce lu et interprété par des machines finalement ? L’artiste reprend à son compte les théories comme celle de Alphonse Bertillon ou Francis Galton, utilisées pour identifier des types. Sauf qu’il ne juxtapose pas les résultats de chacun pour créer une typologie, il les superpose pour protéger de la reconnaissance faciale. S’inaugure ici une nouvelle génération des modalités du voir (dépendant totalement de systèmes machiniques) et de la notion même de portrait voire d’individu : le composite et l’hybride.

Conclusion

À vouloir dégager des typologies, la machine produit et exacerbe des stéréotypes. Quiconque n’entre pas dans ses catégories imposées devient monstrueux, exclu. « Il est le mixte, l’impur du mélange, l’incomplet, le transversal, cet instable caractérisant toute transition, évolution et entre-deux30 ». L’entre-deux devient la mise en visibilité de cet espace particulier par l’accumulation des données numériques. Ce passage crée en même temps un espace incertain où se logeraient corps, individuation, infigurable, invisible et… tous les calculs algorithmiques.

Le genre portrait à l’heure de la reconnaissance faciale est détrôné par les pratiques courantes et quotidiennes des selfies ou autres mises en scène de soi aidées par le développement des effets et applications d’embellissements à disposition dans nos appareils. Il ne reste alors que nos corps tronqués, guillotinés, nos visages s’illuminent déjà morts vivants sur nos réseaux sociaux : « ce que la guillotine ratifie, c’est le début de l’éclipse de portraits en peinture31 ».

Le portrait, comme enjeu social de reconnaissance (de l’artiste comme du modèle), n’est plus l’apanage de l’artiste. Aujourd’hui portraiturer (l’art de faire ressembler) c’est matérialiser l’espace d’entredeux : ce n’est plus inventer une fiction sur un personnage pour la postérité à partir de son visage, c’est l’engluer, le corporéiser, le perdre dans cet espace d’entre-deux en temps réel, pour lutter (je reprends ici Pierre Musso) contre les utopies technicoscientifiques qui ne cessent de s’accomplir contrairement aux utopies sociopolitiques32. Ces œuvres questionnent non pas l’individu numérique que nous sommes, mais bien l’individu sujet que nous délaissons peu à peu. « Les dispositifs actuels n’agissent plus par la production d’un sujet mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation33 », écrit Giorgio Agamben.

Portraiturer c’est créer une image capable de résister à son appropriation34, une image-écran pour reprendre Stéphanie Katz, entre visible et invisible, délimitant un espace de respiration dans lequel s’insinuent les fictions et les imaginaires, se déploient tous nos possibles d’être pour redevenir sujet.

 

1 Claire Constans, « Portrait Europe, peinture du XVIe au XIXe siècle, in Laurent Gervereau dir., Dictionnaire mondial des images, Nouveau Monde, sous la direction de Laurent Gervereau, 2010, p. 1302.
2 Méthode d’observation des traits du visage pour donner un aperçu de la personnalité d’un individu, de Pomponius Gauricus, Johann Kaspar Lavater, Cesare Lombroso…
3 Terme probablement forgé et utilisé pour la première fois par Thomas Ignatius Forster en 1815 renvoyant à une théorie selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère : https://fr.wikipedia.org/wiki/Phrenologie
4 Laurent Gervereau dir., Dictionnaire mondial des images, Paris, Nouveau Monde, 2010, p. 1306.
5 Jean-Marc Jaffré, note numéro 18 CREOGN, « Numérisation du visage :Opportunités et limites de la reconnaissance faciale », avril 2016, https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/crgn/publications/les-notes-du-crgn/numerisation-du-visage-opportunites-et-limites-de-la-reconnaissance-faciale
9 Mike A. Burton, Vicki Bruce, Neal Dench, What’s the difference between men and women? Evidence from facial measurements, Perception, 1993, pp. 153-176.
10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
11 En s’appuyant sur une base de photographies préenregistrées reliée à un système de vidéoprotection et à un dispositif de reconnaissance automatique des visages, il est désormais techniquement possible d’identifier un individu dans une foule. Son caractère intrusif est croissant puisque la liberté d’aller et venir anonymement pourrait être remise en cause. Définition de la CNIL https://www.cnil.fr/fr/definition/reconnaissancefaciale
12 Vincent Denis, op. cit., p. 446.
13 Édouard Pommier, Théorie du portrait, de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 24.
14 Éric Sadin, L’Humanité Augmentée, l’administration numérique du monde, Paris, L’Echappée, 2013, p. 66.
15 Voir chapitre « La fabrique du portrait social », in Thomas W. Gaehtgens, Daniel Rabreau, Martin Schieder et Christian Michel dir., L’art et les normes sociales au XVIIIe siècle, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001.
16 Merzeau Louise, « Présence numérique : les médiations de l’identité », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n° 10/1, 2009, « La question du droit n’est donc envisagée que sous l’angle de l’adaptation des règles anciennes à de nouveaux objets. Elle n’est que très rarement formulée dans le sens d’une refondation des droits du citoyen » : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/varia/06-presence-numerique-les-mediations-de-lidentite
18 Édouard, Pommier, Théorie du portrait, de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 397-398.
20 Site internet de l’œuvre : https://cvdazzle.com/
21  Vidéo présentant le logiciel et l’œuvre » https://vimeo.com/12774628. « Cette vidéo visualise le processus de détection du détecteur de visage OpenCV. L’algorithme utilise la méthode Viola Jones pour calculer l’image intégrale et ensuite effectuer des calculs sur toutes les zones définies par les rectangles noir et blanc pour analyser les différences entre les régions sombres et légères d’un visage. La sous-fenêtre (en rouge) est balayée sur l’image à différentes échelles pour détecter s’il existe une face potentielle dans la fenêtre. Sinon, il continue à numériser. Si elle passe toutes les étapes du fichier en cascade, elle est marquée d’un rectangle rouge. Mais cela ne confirme pas encore un visage. Dans l’étape de post-traitement, toutes les faces potentielles sont vérifiées pour les chevauchements. Typiquement, 2 ou 3 rectangles se chevauchant sont nécessaires pour confirmer un visage. Les rectangles Loner sont rejetés comme des faux positifs. Cette visualisation a été effectuée dans le cadre de la documentation pour CV Dazzle, camouflage à partir de la détection de visage », Adam Harvey, traduction de Vimeo.
23 György Kepes, deux cours de camouflage, éditions B2 avril 2014, Darantière, p. 38. Deux conférences de 1942, cours de camouflage rédigé par un auditeur civil à Fort Belvoir. Il a écrit Langage of vision en 1944 et était enseignant au Bauhaus aux États-Unis.
24 Le masque final ressemble à une étrange forme informe (rappelant le film de science-fiction the Blob 1958).
25 Zach Blas, Facial Weaponization Communiqué: Fag Face, https://vimeo.com/57882032
26 Antonio Casilli, « Une intelligence artificielle révèle les préjugés anti-LGBT (et anti-plein d’autres gens) des chercheurs de Standford », 9 septembre 2017 : http://www.casilli.fr/2017/09/09/uneintelligenceartificiellerevelelesprejugesdeschercheursdestanfordenversgaysbiaisracisme/
27 Zach Blas, « Escaping the Face: Biometric Facial Recognition and the Facial Weaponization Suite », NMC Media-N, éd. New Media Causus, 2016 : http://median.newmediacaucus.org/caaconferenceedition2013/escapingthefacebiometricfacialrecognitionandthefacialweaponizationsuite/
28 Zach Blas, Ibid.
29 En France la loi en vigueur depuis le 11 avril 2011 votée et mise en place immédiatement sous le gouvernement Sarkozy, nommée la loi anti cagoule ou anti burqa qui interdit de « dissimuler son visage » dans l’espace public à l’aide d’un masque, d’une cagoule ou d’un voile islamique intégral, c’est-à-dire d’un niqab ou d’une burqa. Cette loi n’invoque pas le principe de laïcité, ni ceux des droits de l’Homme, mais une atteinte au « vivre ensemble ».
30 Marion Delage de Luget, « De l’archétype au portrait du monstre », Appareil, janvier 2010 : https://doi.org/10.4000/appareil.903
31 Jean Clair, Hubris. La fabrique du monstre dans l’art modern: homoncules, géants et acéphales, Paris, Gallimard, 2012.
32 Pierre Musso, L’imaginaire du réseau, Paris, Manucius, 2022.
33 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2014 (2007), p. 43 ; il poursuit « triomphe de l’économie en tant que machine de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre reproduction », p. 46.
34 Stéphanie Katz, L’écran de l’icône au virtuel, la résistance de l’infigurable, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 18.