Artiste, femme, la quarantaine : portait de groupe au féminin singulier

Artiste, femme, la quarantaine : portait de groupe au féminin singulier
Jeanne Roualet, Verte Venise, 2023. Photographie, intervention manuscrite et assemblage numérique à partir d’un texte de Barbara Polla.
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Intriguée par la question de savoir comment les plasticiennes dans la quarantaine ressentent, dans les années 2020, ce moment de leur existence artistique, j’ai demandé à sept d’entre elles de me rendre compte, à leur convenance, de leur vécu : Céline Cadaureille, Aurélie Gravas, Rachel Labastie, Jeanne Roualet, Nadine Schütz, Mimiko Türkkan, Laure Tixier. Merci à elles de leurs précieux témoignages et de leurs images.

Elles ont entre 38 et 52 ans, elles ont étudié, elles enseignent, cinq d’entre elles sont mères, elles se sentent toutes à un tournant aussi bien professionnel que de vie. Elles partagent leur vie avec un compagnon, mari, amant, homme, ami, qui s’absente de ce portrait de groupe. Même s’il est là, qu’on l’aime, qu’il est le père de nos enfants, qu’il nous soutient, qu’il est artiste, qu’il est complice, il ne fait pas partie du tableau. La quarantaine est pour les femmes une traversée en solitaire.
Je me souviens… et les sensations qui me reviennent sont la fatigue, les duretés, la crainte d’échouer, l’impression que tout se joue là, en ce moment même, que rien ne peut être rapporté et que tout doit être justifié. Il fallait tenir. C’était jouissif, aussi.
Mais ce n’est pas ce qui émerge de la quarantaine de ces sept artistes – question de création ? Question d’époque, question de temps ? Je me sens privilégiée de pouvoir me fondre ne serait-ce qu’un instant dans ce portrait de groupe en pleine quarantaine, écouter et ressentir le bruissement soyeux de ces existences en plein travail, et en devenir.

 

Je n’ai pas choisi d’être femme. Je n’ai pas choisi d’être artiste. C’est l’art qui m’a choisi. Mais je suis de plus en plus femme, du moins en tant qu’artiste, et en tant qu’amie. Cela fait plus de vingt ans que je travaille à quelque chose dans un atelier. J’ai souvent changé d’atelier mais je me suis toujours débrouillée pour créer. J’ai fait mes choix de vie et construit cette vie autour de ma pratique artistique. Je travaille chaque jour à mes projets. Je suis une artiste à la reconnaissance relative. Je sais que je n’aurai, que nous n’aurons jamais la reconnaissance dont nous rêvons, celle à laquelle nous aspirons, celle que l’on nous fait miroiter. Mais je commence à soupçonner ce que j’ai fait, à regarder ce que je suis en train de créer et à considérer ce que je vais, peut-être, réaliser.

 

Céline Cadaureille, Faire feu de tout bois, 2022. Bois, grès, tissus, cheveux synthétiques (71 x 75 x 168 cm).

 

Avant, j’étais une « jeune artiste ». Et maintenant ? Je ne suis plus « jeune et jolie » (vingt ans, la trentaine) et ne suis donc plus la préférée de ceux qui distribuent leurs bourses. Mais je ne suis pas encore candidate à celle attribuée au nom de Meret Oppenheim. D’une certaine manière, je ne suis rien, rien qui ait un qualificatif courant. Cette p… de quarantaine est-elle réellement inexistante ? Et si l’état dans lequel je me trouve était un état de mue ? Un état intermédiaire entre chenille et papillon ? À moins que le bon qualificatif soit : indépendante.

 

Aurélie Gravas, Girl With a Yoyo, 2024. Huile et pigments frottés sur toile brute (210 x 160 cm).

 

Quoi qu’il en soit, j’aime ma quarantaine car elle est la conséquence de mes choix. Les traits de mon visage s’affirment. Mon corps ? Il n’est pas essentiel dans l’intérêt que l’on me porte, ou non. Je me transforme, je sédimente. Je suis en pleine vulnérabilité créative. Et puis, je suis déjà morte plusieurs fois, ce qui est un fameux avantage : de sortie de scène en sortie de scène, il n’y a que l’atelier qui compte au bout du compte. Le bonheur, ce sont les rencontres muettes avec mes œuvres quand elles se mettent à exister. Composer, heurter, chercher, rencontrer, muer, muter, résoudre parfois. Je travaille, je crée, j’invente, je creuse : c’est là ma stratégie sans stratégie qui me ressemble.

 

Rachel Labastie, Les éloignés (détail) 2021. Porcelaine, bois de chêne (226 x 135 x 158 cm). Photographie de Catherine Brossais © Conseil départemental du Val-d’Oise.

 

Ma quarantaine qui passe sous mes yeux est un temps rythmé par la croissance des enfants  ils, elles grandissent, et si mon fils reste au centre de ma vie, ma fille en sort peu à peu, elle est grande maintenant, je peux repartir en résidence d’artistes sans avoir la peine au ventre, et continuer à approfondir et déployer mes recherches partout dans le monde jusqu’à mon dernier souffle. Je suis en plein changement – ​​oui une mue… une parmi d’autres. J’aime imaginer cette mue comme un processus dans lequel des sons vivants viennent s’insinuer en moi et me transformer de l’intérieur. J’aime écouter et inviter à écouter la voix de notre environnement. J’écoute, je cherche à écouter, j’écoute à nouveau.

Et maintenant que j’approche la cinquantaine, je commence à réfléchir différemment, à réfléchir tout simplement, à regarder ce que j’ai fait.

 

Nadine Schütz, Vent, 2024. Promenade Sonore, passerelle Pleyel Saint-Denis. © Nadine Schütz

 

Le temps s’étire, il s’ouvre, je ne suis plus dans l’instant, mais dans la durée de toute la vie, de l’enfance à la fin de vie, je vois tout, je regarde l’ensemble de mon travail, avec des œuvres en cours qui répondent à celles des débuts dans des boucles multiples et toujours ouvertes, je redécouvre ce qui était en germe, je me rends compte de la cohérence de l’ensemble, c’est à la fois étrange et jouissif. Je ne suis plus exclusivement dans le présent – ​​je contemple le passé dessiner l’avenir. Qu’est-ce que j’ai fait, pourquoi, et qu’est-ce que je vais faire dans l’à venir ? Le problème de l’à venir, c’est que la fin de la civilisation humaine est imminente. Bien sûr, il ne s’agit pas de la fin de la planète. Pour elle, cela ira. D’ailleurs, ce ne sera ni la première ni la dernière « fin de la civilisation ». Ça ne finit pas vraiment. La persistance humaine à se multiplier, à repeupler, à coloniser est sans fin.

À bientôt sur Mars !

 

Mimiko Türkkan, Earth Fight – Ground & Pound Punch, 2022. Photographie, tirage pigmentaire d’archives sur papier Hahnmühle (50 x 66 cm).

 

Ah, j’ai encore quelques questions… Y a-t-il quelqu’un dans le vent ? Y a-t-il quelqu’un dans le temps ? Ou suis-je seule ? Avec vous mes amies ? Qu’est-ce qui m’empêche de regarder mon propre abîme à part l’immense difficulté de l’acceptation de moi ? Je ne pense pas qu’on puisse accepter autrui avant soi-même. Et puis, se connaître réellement (mais peut-on y arriver ?), n’est-ce pas aussi être libre, enfin ?

Laure Tixier, Suspendre, 2024. Béton teinté ([2x] 150 x 120 x 88 cm). Photographie de Camille Biron. ©Laure Tixier