Le poète et chantre de la négritude s’est éteint il y a 17 ans. Ses proches et héritiers célébraient sa mémoire jeudi dernier, les uns au cimetière martiniquais de La Joyau, les autres à La Rhumerie, un établissement du Quartier latin où le groupe GBH, l’une des principales entreprises de l’île, organisait un Ti-punch poétique.
Paris. Fort-de-France. Deux capitales – celle de la France, celle, martiniquaise, « de France » ; pour un même hommage. Comme un fil tiré au-dessus de l’Atlantique. Le fil de la négritude. Le fil, tendu, toujours à vif, de la traite, de l’arrachement. Le fil, ardent et aérien à la fois, de la poésie, du verbe, alizé charriant des champs de canne aux boulevards germanopratins le même cri, la même révolte, la même dissidence.
Le 17 avril 2008 s’éteignait Aimé Césaire. Dix-sept ans plus tard, jour pour jour, se tenait jeudi dernier un double hommage : sur l’île du poète, sa Martinique natale, où le corps de celui qui fut maire de Fort-de-France repose au cimetière voisin de La Joyau ; et, à quelque 6 800 kilomètres de là, à La Rhumerie, un établissement du Quartier latin au sein duquel s’étaient réunis amis, famille, compagnons de route et héritiers du chantre de la négritude.
Une cérémonie intimiste à Fort-de-France
La cérémonie martiniquaise fut marquée par sa sobriété. Courte, intimiste, la commémoration a été précédée d’une procession en silence vers la tombe de l’enfant du pays. Plusieurs personnalités politiques locales, parmi lesquelles l’ancien et l’actuel maire de Fort-de-France, ont rendu hommage au fondateur, en 1958, du Parti Progressiste Martiniquais (PPM). L’édile Didier Laguerre a notamment évoqué « le souvenir de tous les combats que (Césaire) a dû mener, de toutes les épreuves qu’il a dû endurer ».
Né le 26 juin 1913 dans la rue Cases-Nègres de Basse-Pointe, Aimé Césaire intègre à la fin de son adolescence le prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand. Un déracinement, pour mieux s’enraciner. Car c’est dans les couloirs de ce haut lieu de l’élite culturelle française que le Martiniquais rencontre Léopold Sédar Senghor et Ousmane Socé Diop ; dans les salons littéraires du « Paris noir » que le jeune homme prend pour la première fois conscience, pour mieux la sublimer, de la part refoulée de son identité : l’Afrique, cette Afrique niée par l’aliénation coloniale.
En 1934, Césaire fonde avec quelques amis L’Étudiant noir, dans les pages duquel il forge le concept, qui lui survivra, de « négritude ». « Je suis de la race de ceux qu’on opprime », écrit celui qui intègre, peu après, l’École normale supérieure. Le début des années 1940 signe le « retour au pays natal » : une Martinique où règne, sans partage, la culture métropolitaine et coloniale. Épaulé par son épouse, Suzanne Roussi, Césaire fonde en 1941 la revue Tropiques, pour, dit-il, « aider la Martinique à se recentrer ». De passage sur l’île, André Breton découvre la poésie de Césaire, « belle comme l’oxygène naissant », dont il préface certains volumes.
Un Ti-punch poétique à La Rhumerie
« L’écriture (de Césaire) est taillée dans la pierre, éruptive, volcanique, irrévocable. Le rythme est percussif, impulsif, collusif » : invité au Ti-punch poétique qui se tenait le 17 avril à La Rhumerie, le sociologue, artiste et écrivain Mustapha Saha parle devant l’assistance d’un Césaire qui « s’investit dans la décolonisation des formes et des contenus, la désaliénation de l’intellect, du percept, de l’affect ». Exhortant à la « rébellion prosodique », le poète martiniquais « s’institue comme le sémaphore de la métissité, de la créolité, de l’hybridité, de la forêt natale, du chant profond du jamais refermé ».
En présence des comédiens Amadou Gaye et Greg Germain, de la poétesse Suzanne Dracius ou de l’éditeur Jean-Benoît Desnel, l’hommage poétique à Césaire est permis par la participation du groupe GBH, incontournable en Martinique, et de sa fondation d’entreprise Clément – dans le jardin de laquelle Aimé Césaire plante, en 2001, un courbaril, arbre symbole de fraternité entre les communautés martiniquaises. À Bernard Hayot, fondateur du groupe GHB, Césaire écrira quelques semaines avant sa mort ses remerciements pour « faire entendre de par le monde la voix d’une Martinique, petite sans doute, mais émouvante ».
Césaire, le « nègre fondamental »
L’émotion pour porter une voix poétique ; et politique. Mustapha Saha, toujours : « aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, Aimé Césaire est célèbre. Son Discours sur le colonialisme (…) est un tournant historique, dans la lutte des damnés de la terre et dans la littérature. L’impérialisme occidental se dénonce comme mécanique de déculturation. L’argumentaire est marxiste. Le style est explosif. Le combat est intrinsèquement culturel. Dès 1945, le poète est maire de Fort-de-France, jusqu’en 2001, et député de la Martinique, jusqu’en 1993 ».
Celui qui se fait surnommer « le nègre fondamental » meurt sur sa terre natale, en 2008. Hommage national. Panthéonisation. La révolte en héritage, une certaine nostalgie aussi, comme celle qui flottait, entre les vapeurs de rhum Clément, ce jeudi à La Rhumerie – l’établissement, fondé en 1932, a vu passer Georges Bataille, Antonin Artaud, Man Ray, Serge Gainsbourg… « J’habite une blessure sacrée », écrivait le poète :
« J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable » – cette soif qu’ont peut-être, eux aussi, tenté d’étancher les héritiers de Césaire réunis autour de sa voix. Bien éternelle, elle.