Depuis presque trois ans, la commissaire d’exposition Marie Deparis-Yafil introduit régulièrement l’art contemporain au Mémorial de la Shoah. Son travail curatorial s’inscrit au sein de la réflexion menée dans cette institution qui se concentre sur l’Holocauste et l’antisémitisme mais réfléchit également aux génocides d’autres populations (Hereros et Namas, Arméniens ou Tutsi) et aux persécutions des populations nomades. Ainsi, dans le cadre de la Nuit Blanche qui s’est tenue ce week-end, Marie Deparis-Yafil avait invité l’artiste Yannick N. Kamanzi, pensionnaire au Théâtre National de la Danse de Chaillot, à présenter The Black Intore sur le drame rwandais. Elle avait également convié la sculptrice et performeuse Rachel Labastie (1978) à activer son œuvre Instable. L’entretien qui suit revient sur les enjeux de cette performance.
Marie Deparis-Yafil : J’ai souhaité vous inviter dans le cadre de la Nuit Blanche car il y a peu d’artistes contemporains issus des populations sinti, tzigane, yéniche ou rom, ou, en tout cas, leur visibilité et la visibilité de leur histoire sont quasi nulles dans les institutions dédiées à l’art. Pouvez-vous nous parler de l’œuvre Instable que vous avez performée au Mémorial de la Shoah ?
Rachel Labastie : Cette performance parle de la mémoire, de la tradition de la vannerie, spécialité des Yéniches, et du chant « Djelem, Djelem », devenu l’hymne des nomades. C’est un hommage à ma grand-mère et je suis particulièrement touchée d’avoir pu le lui rendre en ce lieu.
M.D.Y. : Cette performance est assez complexe. Elle se déploie autour de trois axes : un sol en argile, un chant, et une roue qui tourne. Comment l’avez-vous préparée ?
R.L. : C’est en effet une œuvre qui demande une longue préparation en amont et, en premier lieu, un important travail de modelage pour la réalisation du sol en argile. Celui-ci est constitué de six pans de 4,50 m x 0,80 m. L’argile est finement estampée sur du tissu avant d’être entièrement démoulée de son support. La face visible porte la trace du tissu mais, cachée au revers, il y a l’empreinte des milliers de gestes qui l’ont façonnée. Une fois installées au sol, les plaques d’argile sèchent et peuvent recevoir la performance.
M.D.Y : Oui, dans cette surface d’argile, qui symbolise la terre à arpenter, celle à fouler pour aller ailleurs, est déjà inscrite l’idée de travail, de temps du travail, de la matière et du geste. Une fois déroulée et installée au sol, l’argile reste crue, mais sèche, et c’est ce qui permet d’y dessiner, par craquèlement, la forme de votre voyage, n’est-ce pas ?
R.L. : Oui, lorsque j’entre en scène, d’abord, je marche. En brisant la terre, mes pieds nus dessinent un cercle. C’est un espace symbolique, un territoire d’où je peux faire venir un chant.
M.D.Y. : J’ai lu quelque part que la culture yéniche, orale davantage qu’écrite, était une culture dans laquelle prédominait quelque chose de l’ordre du secret au point qu’il n’existe pas d’œuvres l’abordant. Pouvez-vous nous parler de ce chant ?
R.L. : Il s’agit d’un chant appelé « Djelem, Djelem », qui signifie quelque chose comme « Je suis parti, je suis parti… ». Ce chant, je l’invoque dans un premier temps par sa mélodie, ensuite arrivent les voyelles et enfin les paroles, lentement, qui se répètent comme une ritournelle. Par ce travail, je modèle ce chant pour lui donner quelque chose de formellement organique. Il est en langue romani. En avril 1971, à Londres, s’est tenu le 1er Congrès international des Roms. Pour cette occasion, le musicien serbe yougoslave Žarko Jovanović a réécrit les paroles d’une vieille chanson d’amour, probablement d’origine roumaine, très populaire parmi les Roms. Dans son nouveau texte en romani, langue issue du sanskrit, Jovanović évoque la déportation et le massacre des Roms. Lors de cette grande réunion, cette fameuse chanson, « Djelem Djelem », a été unanimement adoptée comme hymne des Gitans, des Tziganes, des Yéniches ou des Manouches, reconnus dès lors comme un peuple à part entière.
M.D.L. : C’est d’une beauté hypnotique comme venue des profondeurs des temps et qui, avec vos mouvements et celui de la roue qui tourne, ouvre à quelque chose de l’ordre du rituel. Est-ce intentionnel ?
R.L. : Oui, ce rituel, je l’ai créé en hommage à ma grand-mère maternelle. Elle est née nomade, puis s’est sédentarisée. Elle a nourri mon enfance de ses histoires d’enfant de la Grand-route. La communauté des Yéniches a des origines indécises. Sa langue, le yéniche, est un mélange de langues alémaniques, de yiddish et de romani.
M.D.Y. : Il y a aussi cette roue en osier dont le mouvement fait, en effet, écho à la route, à la marche, au déplacement, au voyage, le lot quotidien des Yéniches… mais dont la matière fait référence à la vannerie, une spécificité culturelle yéniche développée depuis le début du XIXe siècle.
R.L. : Cette roue en osier fait aussi le lien avec le rapport particulier que les Yéniches entretiennent avec la nature ; cette notion de rapport global, intime, holistique, au vivant. Mais elle fait bien sûr écho au geste de la vannière qui ourdit son panier et perpétue ainsi la gestuelle du plus vieil artisanat humain. Les membres de ma famille yéniche étaient effectivement des vanniers avant de devenir photographes ambulants. Cette roue en osier qui tourne lentement parle entre autres de cette lignée, de cette errance familiale menée durant plusieurs générations.
M.D.Y. : Votre travail a été exposé dans de nombreux FRAC, centres d’art et musées français. Il a aussi beaucoup été montré à l’étranger (Espagne, Pays-Bas, Turquie, Cameroun, Australie) et a, par ailleurs, fait l’objet d’une importante exposition personnelle au Musée Royal des Beaux-Arts de Belgique et à l’abbaye de Maubuisson en 2021-2022. Quelles sont vos prochaines actualités suite à cette Nuit Blanche ?
R.L. : Du 15 juin au 9 septembre, je participerai à l’exposition que Nicolas Surlapierre présentera au Musée des Beaux-Arts de Rouen. C’est une exposition collective qui s’intitule « Le perroquet Harelle » et qui donnera lieu pour les sept artistes à la création de nouvelles pièces qui trouveront leur place dans les sept bibliothèques de la ville à l’occasion du festival d’art contemporain Rouen impressionnée.