Du sous-sol au mur de la galerie : des chefs-d’œuvre sortis de l’ombre

Du sous-sol au mur de la galerie : des chefs-d’œuvre sortis de l’ombre
Rembrandt - Portrait de Johannes Wtenbogaert [1633]. Photo tirée de Flickr, la galerie de Gandalf. Licence Creative Commons 2.0
Personnalités  -   Collectionneurs

Le petit tableau, à peine la taille d’une carte postale, connu sous le nom de Tête d’un homme barbu, a retrouvé sa place en collection après des années dans les combles du musée Ashmolean d’Oxford. Le Rembrandt Research Project avait qualifié l’œuvre de faux en 1981, mais une récente analyse dendrochronologique a révélé que ce portrait de vieil homme fatigué avait été peint sur un panneau de bois issu du même chêne que celui utilisé pour l‘Andromède enchaîné aux rochers de Rembrandt. Cette découverte indique que le tableau de l’homme barbu provient certainement de l’atelier de Rembrandt et qu’il a pu être peint par le maître lui-même – aussi l’Ashmolean l’a intégré dans son exposition permanente sur le jeune Rembrandt.

Cette découverte a donné raison à An Van Camp, conservatrice spécialiste de l’art nord-européen du musée, qui avait toujours soupçonné le tableau d’être un original en raison de sa ressemblance avec d’autres œuvres que le vieux maître avait peintes lorsqu’il vivait à Leyde vers 1630. Étonnamment, cependant, l’Homme barbu est loin d’être le seul tableau à sortir de l’ombre et à être reconnu comme un original – ni même le seul Rembrandt.

Plus tôt cette année, le musée d’art d’Allentown, dans le nord de la Pennsylvanie, a signalé que le tableau intitulé Portrait d’une jeune femme datant 1632, jusqu’alors présenté comme l’œuvre de d’un de ses assistants, était en réalité un authentique Rembrandt. La découverte est survenue lorsque le tableau a été envoyé à l’Institut des Beaux-Arts de l’Université de New York pour un nettoyage de routine et que les conservateurs ont cru déceler des signes caractéristiques du travail de pinceaux de Rembrandt à travers une épaisse couche de vernis, appliquée au début du XXe siècle. Des analyses de high-tech, notamment aux rayons X, à l’infrarouge et à la microscopie électronique, ont renforcé leur conviction que l’œuvre, propriété du Musée d’art d’Allentown, avait été peinte par nul autre que Rembrandt.

Tout comme Tête d’homme barbu, Portrait d’une jeune femme a d’abord été exposé en tant que Rembrandt – avant que le Rembrandt Research Project, un groupe d’historiens de l’art néerlandais, ne dise que le tableau était trop sombre pour être l’œuvre du grand maître – qui est célèbre pour son expertisé dans le rendu de la lumière et des ombres, inspirant même un style de photographie : l’ « éclairage Rembrandt ». La noirceur du Portrait d’une jeune femme était apparemment le résultat du travail d’un précédent restaurateur qui avait eu la main lourde avec son vernis, et le tableau devrait désormais être la pièce maîtresse de l’exposition Rembrandt dévoilé, qui se tiendra dans le petit musée de Pennsylvanie l’année prochaine, si la situation de la pandémie de Covid-19 le permet.

De même, en 2013 le UK’s National Trust a demandé à Ernst van de Wetering, éminent spécialiste de Rembrandt, d’examiner un mystérieux portrait qui avait été donné à l’organisation caritative et qui était resté dans un dépôt. L’analyse aux rayons X suggère que le tableau, que l’on pensait auparavant avoir été réalisé par l’un des artistes de l’atelier de Rembrandt, était en fait un autoportrait de l’artiste lui-même, peint alors qu’il avait environ 29 ans et dont la valeur était estimée à 30 millions de dollars.

Un des exemples les plus fameux d’authentification tardive d’une œuvre majeure est bien sûr celui du Salvator Mundi. L’étonnante histoire de la découverte du tableau, de son authentification en tant qu’œuvre de Léonard de Vinci, de son rôle dans l’affaire qui a été décrite comme « la plus grande fraude artistique de l’histoire », de sa vente à un prix record puis de sa disparition soudaine est si inopinée qu’il n’est pas surprenant qu’elle ait inspiré une comédie musicale à Broadway, dont la première est prévue pour 2022 dans la Great White Way (la section de Times Square qui borde le quartier des théâtres).

Le tableau montrant la Christ, la main levée pour donner la bénédiction, aurait été commandé par la famille royale française et aurait suivi la reine Henriette en Angleterre en 1625 lorsqu’elle a épousé le roi Charles Ier ; il a disparu de la circulation pendant plus de cent cinquante ans, avant de refaire surface dans la collection de Sir Frederick Cook, un amateur d’art Virginie. Au moment où Cook a acquis ce tableau de 66 centimètres de haut, il était en mauvais état après des tentatives de restauration bâclées et sa paternité avait été oubliée. Le tableau s’est vendu pour seulement 45 livres sterling aux enchères en 1958, puis a à nouveau disparu jusqu’à ce que le marchand d’art new-yorkais Robert Simon le découvre par hasard en 2005 lors d’une vente aux enchères en Louisiane.

Simon, spécialiste dans l’art italien et espagnol entre 1300 et 1800, était particulièrement à même de repérer un trésor ignoré comme le Salvator Mundi – malgré son état déplorable. Il a confié le tableau aux mains expertes de son amie de longue date, Dianne Modestini, restauratrice à l’Université de New York, qui a minutieusement enlevé les couches de crasse et de peinture qui le couvraient. Si ses efforts ont révélé à quel point le tableau avait été endommagé au cours des années – il a même été recollé grossièrement là où le panneau de bois s’était fissuré –, ils ont surtout mis Simon et la restauratrice sur une piste : le tableau sous-jacent pourrait être un original de Léonard de Vinci que l’on a longtemps cru perdu, et non une copie de qualité inférieure.

L’indice le plus flagrant a été la découverte que le Christ avait deux pouces droits dans le tableau original – ce que les historiens de l’art appellent un « pentimento » et qui correspond à une situation où un artiste vient corriger une propre toile a posteriori. Cette décision peindre par-dessus le doigt du Christ indiquait clairement que le tableau était en réalité un original, car un copiste n’aurait pas pris le soin de le faire.

Le Salvator Mundi a été triomphalement présentée comme un « autographe » de Léonard de Vinci lors de la fameuse exposition Léonard tenue en 2011 à la Nationa Gallery – il s’agissait de la première nouvelle œuvre du peintre depuis la Madonna Benois, découverte en 1909 et détenue par le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Le parcours du tableau, de l’anonymat total à Baton Rouge, en Louisiane, à l’un des plus grands musées de Londres, a été assez sensationnel. Depuis lors, cependant, le tableau a été impliqué dans deux autres grands drames artistiques : l’affaire Bouvier et la mystérieuse disparition du tableau après sa vente aux enchères pour 450 millions de dollars chez Christie’s en 2017.

Le marchand d’art suisse Yves Bouvier a acheté le Salvator Mundi à Sotheby’s, au nom de Simon et d’un groupe des collègues marchands, pour 83 millions de dollars en 2013, et l’a immédiatement revendu à son client de longue date, le collectionneur russe Dmitry Rybolovlev, pour 127,5 millions de dollars. Ce dernier a par la suite découvert que cette incroyable marge bénéficiaire s’inscrivait dans une tendance plus générale pour Bouvier, qui a réalisé plus d’un milliard de dollars de bénéfices sur la vente de 38 peintures de grands maitres à Rybolovlev entre 2003 et 2014.

Dmitry Rybolovlev a depuis lors porté son ancien marchand d’art devant la justice, ainsi que Sotheby’s – la maison ayant facilité 12 des 38 ventes – car d’après le milliardaire, ils ont manœuvré de consort pour lui extorquer un milliard de dollars (Sotheby’s serait impliquée à hauteur de 380 millions), et Yves Bouvier, en tant que son agent, n’avait eu droit qu’à une commission de 2% sur la vente de chaque œuvre. Bouvier, à son tour, a affirmé qu’il agissait en tant que vendeur indépendant plutôt qu’en tant que représentant de Rybolovlev, et que les fortes majorations – et toutes les tactiques qu’il a déployées pour convaincre Rybolovlev de payer le prix fort – étaient des méthodes légitimes qui faisaient partie du « jeu commercial » auquel il jouait.

Ces méthodes peu conventionnelles comprenaient souvent, comme ce fut le cas pour le Salvator Mundi, l’invention d’un vendeur tiers fictif avec lequel Bouvier a apparemment prétendu négocier. Alors qu’Yves Bouvier avait déjà acheté le da Vinci pour 83 millions de dollars, il a écrit aux représentants de Rybolovlev en feignant des négociations difficiles avec les propriétaires du Salvator Mundi, déclarant qu’ils avaient rejeté une offre de 100 millions de dollars « sans un instant d’hésitation » et que les 127,5 millions de dollars que Dmitry Rybolovlev a finalement payés étaient « une très bonne affaire ». Bouvier s’est aussi apparemment gardé d’informer Robert Simon et les autres vendeurs de cette manouvre, et ils affirment que l’augmentation subite de la valeur de l’œuvre leur avait été cachée, et avait donné par la suite lieu à une résolution à l’amiable confidentielle avec Sotheby’s.

Si le Salvator Mundi réapparait encore régulièrement dans les archives des tribunaux dans le cadre de la bataille juridique opposant entre Rybolovlev et Bouvier, il ne semble pas près de réapparaître sur le mur d’un musée de sitôt. Après avoir été sous le feu des projecteurs – les commissaires-priseurs l’ont décrit comme « le Saint Graal de notre entreprise », comparant sa découverte à celle d’une nouvelle planète – le Salvator Mundi a été vendu chez Christie’s pour l’impressionnante somme de 450,3 millions de dollars en 2017, ce qui lui assure confortablement le statut d’œuvre d’art la plus chère jamais vendue aux enchères.

L’acheteur était un prince saoudien, considéré par beaucoup comme un représentant du controversé prince héritier, Mohammed bin Salman (plus connu sous le nom de MBS). Le tout récent Louvre d’Abu Dhabi a d’ailleurs annoncé que le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci serait ajouté à sa collection et qu’il serait envoyé à Paris pour la grande rétrospective sur Léonard de Vinci du Louvre, en 2019.

Le Salvator Mundi n’a toutefois jamais été exposé à Paris, ni même au musée de l’île de Saadiyat. De fait, la dernièrefois que le tableau a été vu était le jour de sa vente aux enchères chez Christie’s. Quelques semaines avant l’inauguration triomphale du tableau au Louvre d’Abu Dhabi, l’exposition a été brusquement retardée, suscitant une vague de questions sur ce qui avait s’était passé et sur la l’emplacement où était conservé le chef d’œuvre. Elle était manifestement absente de la grande exposition du Louvre pour commémorer le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, bien que des fuites aient révélé que le musée de Paris avait espéré jusqu’à la dernière minute pouvoir exposer le tableau. Deux versions du catalogue de l’exposition ont même été produites, l’une avec le tableau et l’autre sans lui.

Si les spéculations ont fait couler beaucoup d’encre, la localisation exacte du tableau qui, il y a à peine quelques années a captivé le monde de l’art et qui a été vendu pour près d’un demi-milliard de dollars, reste un mystère. Le tableau fait-il le tour de la Méditerranée sur le yacht de Mohammed bin Salman ? Prend-il la poussière dans un port franc ultra-sécurisé en Suisse ? De nouveaux doutes sont-ils apparus quant à son authenticité ?

Il est facile d’imaginer comment un tableau a pu se perdre dans les méandres du XIXe siècle, ou comment la brosse caractéristique de Rembrandt a pu être temporairement dissimulée par l’épais vernis appliqué par un restaurateur négligent. Le fait qu’un da Vinci soit sorti de l’ombre pour devenir l’un des tableaux les plus célèbres du monde et disparaître à nouveau en l’espace de quelques années, est toutefois un mystère qui continuera à captiver le monde de l’art pendant de nombreuses années.