Réparer les torts, les artistes et la banlieue 

Réparer les torts, les artistes et la banlieue 
Bertrand Lamarche, Le Haut-du-Lièvre, 2012, © galerie Jérôme Poggi
Tribunes

On trouve encore sur les brocantes des cartes postales qui témoignent de l’époque de l’avènement des grands ensembles. Colorisées en couleurs vives alors que les bâtiments étaient déjà constitués de béton et d’acier, elles témoignent du sentiment optimiste qui aurait accompagné la reconstruction d’après-guerre. Pourtant, tous les habitants n’étaient pas volontaires, certains venaient des quartiers insalubres que l’état détruisait dans une politique de résorption (mot qui en médecine s’applique aux pathologies). Ils passaient souvent par des cités de transit qui avaient pour fonction de leur apprendre à habiter leur futur logement. Le besoin de contrôle n’apparaît donc pas dans les années soixante avec la décolonisation comme on a coutume de le dire ; les premiers arrivants étaient déjà pensés comme différents de la population majoritaire. C’est ce caractère « à part » des grands ensembles que les artistes contemporains s’attachent à décrire, interroger ou dénoncer.

Mathieu Pernot, Les témoins, 2006, © Mathieu Pernot

 

Ainsi, la vidéo Les grands ensembles, réalisée en 2001 par Pierre Huygues, donne à voir deux tours dans un paysage désolé. L’épais brouillard qui les enveloppe renforce cette idée d’isolement. Les fenêtres s’éclairent les unes après les autres sur fond de musique électronique. Les deux bâtiments semblent se répondre avec dureté mais le langage qu’ils forment est incompréhensible. Au-delà de l’isolement territorial, les codes qui se jouent ici ne sont pas ceux de la norme. L’habitat neutre, lisse et minimal du grand ensemble qui visait à homogénéiser les modes de vie n’a pas fonctionné.

Mathieu Pernot, Fenêtres, 2007, © Mathieu Pernot

 

À ce type d’habitat correspond aussi un certain type de consommation, que l’on retrouve là encore sur les anciennes cartes postales qui cadrent souvent les commodités et donc les premiers supermarchés. Cette uniformisation par la consommation peut être perçue dans le travail de Kader Attia et notamment dans sa pièce intitulée Fridges qui est une installation de frigidaires hors d’usage sur lesquels il a peint des petits carrés noirs, le tout prenant la forme d’une banlieue de tours d’habitation telle que chacun peut se l’imaginer. Le choix de détourner cet objet standardisé n’est évidemment pas anodin. Fruit d’une société occidentale qui jette ce qui est usé, le frigidaire manipulé ainsi agit comme une critique de ce mode de la consommation mais aussi comme un reproche fait au traitement réservé aux habitants de ces tours dont une grande partie est venue pour répondre à un besoin de main-d’œuvre et qu’on cherche maintenant à invisibiliser.

C’est aussi ce que Mathieu Pernot met en avant avec sa série intitulée Les témoins, 2006 dans laquelle il agrandit des détails de cartes postales de l’époque des grands ensembles. La distance temporelle entre le moment de l’édition des cartes et le moment de la manipulation par l’artiste instaure une dimension critique. Mathieu Pernot choisit de montrer la place réservée à l’être humain en cadrant les quelques habitants présents dans ces décors. Minuscules sur les images de départ, ils perdent toute matérialité par le procédé d’agrandissement. Traversés par la trame de l’image, ils s’éparpillent en petits points de couleurs pâles.

Les cartes postales ne sont pas les seules images à accompagner l’existence des grands ensembles ; une certaine iconographie de la dégradation se développe dans les années 1980 à travers les reportages commandités dans le cadre des politiques de la ville. Tandis que les habitants dénoncent une mauvaise acoustique, l’absence d’équipement et l’isolement, la presse relève surtout des problèmes d’insécurité. Alors qu’en 1962, elle parlait des blousons noirs qui étaient des bandes de jeunes aux comportements violents, elle parle maintenant de « quartiers sensibles » ou de « quartiers à problèmes » englobant ainsi la totalité des habitants. Cette critique des médias se retrouve dans la série Périphérique, 2007-2008 de Mohamed Bourouissa qui met en scène des habitants dans leur environnement par le biais d’acteurs. Il s’agit de clichés au sens photographique mais surtout au sens de stéréotype, chaque image reprend les codes de la presse en les amplifiant. Le choix du décor et la position des acteurs créent une tension exagérée qui souligne la mise en scène et critique ainsi la posture des médias.

 

Martine Feipel et Jean Bechameil, Sans titre, 2012, © Martine Feipel et Jean Bechameil

 

Ce discours négatif diffusé massivement ouvre la porte aux politiques de destruction qu’on connaît aujourd’hui. Alors qu’en 1980, la « politique de développement urbain » cherchait l’épanouissement des habitants dans leur environnement, la « politique de la ville » des années quatre-vingt-dix déplace l’action des personnes aux lieux, avec cette seule question, faut-il reconstruire ou démolir ? Cette question de la destruction est interrogée par Mathieu Pernot à travers sa série de photographies intitulée Fenêtres, 2007. L’artiste a cadré les fenêtres en se positionnant à l’intérieur des immeubles avant leur destruction. Débarrassées de leurs vitres et huisseries, les fenêtres abîmées se confrontent à la nature verdoyante qu’on aperçoit à travers les ouvertures. Il s’agit du dernier point de vue d’une certaine classe sociale. Ce travail pose la question du ressenti des habitants dont la réalité disparaît.

Le procédé de destruction prend le nom « d’implosion par processus de foudroyage intégral », ce qui correspond à miner le bâtiment de façon à ce qu’il s’effondre verticalement. Le choix du mot implosion reste très symptomatique tant il sous-entend que l’effondrement est lié à des problèmes internes. Quant au mot foudroyage, il est lié en médecine à une mort brutale. Cyprien Gaillard a travaillé sur le caractère légitime de cette action avec son œuvre La grande allée du château d’Oiron, 2008. Pour cette installation, l’artiste a aménagé une allée menant au château renaissance d’Oiron dans le département des Deux Sèvres. Il l’a réalisée grâce à l’ajout de dix tonnes de débris issues de la destruction d’une tour d’Issy les Moulineaux, posant la question de la façon de déterminer ce qui est ou n’est pas patrimoine.

Les destructions des grands ensembles s’accompagnent aujourd’hui d’une véritable mise en spectacle. Les personnages importants de la vie politique des villes qui choisissent cette option sont invités à voir l’implosion du meilleur point de vue tandis que les habitants du quartier se pressent plus loin pour immortaliser le moment. Cette mise en scène de la destruction se retrouve dans l’œuvre de Jean-Daniel Berclaz lorsqu’il convie des personnes à se rendre à son vernissage qui est en fait un lieu d’où le public assiste à une implosion. Cyprien Gaillard a également remis en question la culture du spectacle qui accompagne ces démolitions avec son œuvre Pruitt Igoe falls réalisée en 2009. Cette vidéo de deux plans fixes met en parallèle la chute d’un immeuble de nuit à Glasgow et les chutes du Niagara illuminées artificiellement ; elle expose les dérives d’une société qui transforme la réalité en spectacle de parc d’attractions.

Alors que les images qui ont accompagné l’existence des grands ensembles ont toujours été faussées et exagérées quelles que soient les époques (les cartes postales anciennes comme les reportages actuels), les images produites par les artistes sont avant tout critiques. Critiques envers le lieu mais aussi critiques envers la perception de ce lieu et le traitement qui lui est infligé. Ce sentiment d’empathie pousse les artistes à vouloir réparer les torts comme le montre l’œuvre Cenotaph to 12 Riverford road, Pollokshaw, Glasgow, 2008 de Cyprien Gaillard. Ce monument érigé « en mémoire de » comme l’indique son nom a été réalisé avec les débris de logements sociaux détruits lors d’un plan de restructuration. Solennelle et honorifique, cette sculpture s’inscrit dans une archéologie fictive et traduit le désir de l’artiste qu’il reste une trace de ces lieux. Désir que l’on retrouve chez tous les artistes qui persistent à créer autour du grand ensemble quand la volonté politique est au rasage pur et simple.